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Réflexions autour du livre « Le Syndrome de Siliana, pourquoi faut-il abolir la peine de mort en Tunisie », Editions Cérès, mai 2013, mission d’enquête ECPM de Samy Ghorbal (Dir.), Héla Ammar, Hayet Ouertani, Olfa Riahi

Notre justice serait-elle une justice de classe ? La question est posée, avec un gros point d’interrogation par les auteurs. En effet, un quart des condamnés à mort interviewés sont originaires du seul gouvernorat de Siliana. Pire encore, plus des deux tiers ont une origine modeste, voire très modeste, et beaucoup sont presque analphabètes.

Le plaidoyer de cette mission d’enquête ne s’arrête pas là. La proportion des innocents parmi les condamnés à mort est impossible à déterminer, mais les auteurs déclarent : « les quelques éléments en notre possession laissent envisager le pire, c’est-à-dire un taux à deux chiffres ».

Dormirez-vous tranquilles si vous saviez que 10% des condamnés à mort sont des innocents ? D’ailleurs, très souvent, les jugements sont prononcés sur la base d’aveux extorqués sous la torture. Les circonstances aggravantes stipulées par le code pénal ne sont pas toujours claires et beaucoup de condamnés déclarent avoir tué sans préméditation (le meurtre sans préméditation ni autre facteur aggravant n’est pas puni par la peine de mort).

Dans cette enquête de 143 pages, on découvre que les condamnés à mort ne correspondent pas au stéréotype du violeur en série ni du serial-killer. Ils sont « de pauvres bougres, peu instruits, issus des classes populaires ». Le livre a le mérite de leur donner un visage humain. Ces prisonniers en bas de l’échelle de la population carcérale étaient enchaînés au fer jusqu’en 1996 ; ils ont fait l’objet d’un processus de déshumanisation qui leur niaient les droits les plus élémentaires, y compris celui d’avoir des nouvelles de leurs familles (jusqu’en 2011). Le livre leur donne des noms, des familles, des histoires, et surtout décrit leurs souffrances qui se sont prolongées pour certains sur plus de 20 ans.

Dans la marche incertaine de la Tunisie vers l’abolition de la peine de mort, les noms de Ben Ali et de Marzouki se côtoient : le premier pour avoir installé un moratoire de fait sur les exécutions dès 1991, le deuxième pour avoir commué la peine de tous les condamnés à mort en emprisonnement à perpétuité en 2012. D’autres noms ont contribué à alléger la souffrance de cette population : Taoufik Dabbabi, directeur des prisons qui mit fin, en 1996, à l’isolement et à l’enchaînement des condamnés à mort ; et Lazhar Karoui Chebbi, ministre de la justice qui autorisa les visites familiales en 2011.

Aujourd’hui, le verdict du peuple a été sans appel lorsqu’il s’agissait de sa liberté et de sa dignité : il s’est révolté contre la corruption, la répression, la torture… Acceptera-t-il encore qu’on prononce, en son nom, des peines de privation du droit à la vie ? Et même si cette privation ne s’applique pas en pratique, elle se traduit immanquablement par la déshumanisation et par d’innombrables injustices, et elle peut être utilisée comme une arme politique, comme cela a été le cas sous Bourguiba. Cela va-t-il continuer ?

L’impact de ce documentaire aurait-été retentissant à l’échelle du grand public s’il était télévisé. Mais de toutes manières, il est clair qu’on ne parlera plus de la peine de mort comme avant en Tunisie. Il y a un avant et un après « Le Syndrome de Siliana ».