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Le projet de loi très controversé de la loi d’immunisation de la révolution a été voté de faon générale aujourd’hui à l’Assemblée, 96 oui contre 36 non pour 135 députés présents. Le vote article par article doit se faire prochainement. Les députés étaient pourtant très divisés sur le texte et sa soumission en séance plénière. Entre révolution et transition, le choix semble difficile.

« Un projet de loi politique » cette dénomination semble être celle qui sied le mieux à l’actuel projet de loi discuté à l’ANC. La veille du débat organisé à l’ANC, certains députés ont d’ailleurs soumis à la vice-présidente Meherzia Laabidi des propositions de changement de la loi qu’ils n’hésitent plus à vouloir appeler « loi d’exclusion politique ». Toutefois ces propositions restent lettre morte puisque le délai pour déposer des amendements est désormais clos. Sur le principe même de la loi, deux tendances s’affrontent donc au sein de l’hémicycle : Certains estiment que cette loi est un moyen de se préserver contre tout retour de la dictature. D’autres considèrent que la loi est contraire aux droits politiques et elle illustrerait plus un désir de vengeance qu’un désir de réconciliation. Concrètement le projet de loi, assez court, prévoit une liste de critères pour exclure certaines personnes de la vie politique ainsi que de postes importants comme celui de gouverneur de la Banque Centrale ou encore ambassadeur.

Aujourd’hui, il reste encore difficile de chiffrer le nombre d’anciens RCDistes (le parti aurait eu deux millions d’adhérents avant la révolution) tout comme de faire le tri entre les responsables des crimes de la dictature et de simples adhérents passifs. Le processus de justice transitionnelle qui permettrait une réelle sélection n’a pas encore été entamé faute du vote sur la loi. La loi d’immunisation, elle, pourrait concerner 60 000 Tunisiens selon l’Union pour la Tunisie puisqu’elle englobe aussi bien des membres de l’ancien régime que des anciens candidats aux élections législatives (dont Béji Caïd Essebssi), de « jeunes destouriens » ou encore ceux qui ont exercé des « responsabilités » à des « postes régionaux. » L’ONG Human Rights Watch a souligné pourtant le manque de tri réel dans les personnes concernées par la loi dans un communiqué publié le 15 juin 2013: « Il traiterait à l’identique les personnes qui étaient les plus impliquées dans le régime oppressif de Ben Ali et celles qui n’ont joué qu’un rôle très mineur et se sont retirées depuis de nombreuses années. »

CPR et Ennahdha contre les autres

Entre ceux comme le député Lazar Chamli qui estime que le texte arrive trop tard et les représentants d’Ennahdha comme Walid Bennani, qui veulent étendre les restrictions de la loi au domaine social et économique, le projet divise bien l’assemblée. La majorité des opposants considère ce projet surtout comme une stratégie d’exclusion politique visant le parti Nida Tounes composé d’anciens membres du régime Ben Ali et de « jeunes destouriens », les deux critères d’exclusion parmi d’autres, cités dans la loi. Pour les élus défendant la loi, il ne fait aucun doute que certains membres de l’ancien régime font encore parti du contexte politique et sont même actifs. La question reste pourtant celle du degré d’implication dans l’ancien régime qui relève du processus de « justice transitionnelle », argument évoqué par certains députés mais aussi par le regroupement de l’Union pour la Tunisie lors d’une conférence organisée à la veille du projet. A l’assemblée, on évoque un problème de priorités : Mouldi Riahi, par exemple, du parti Ettakatol a demandé à commencer d’abord par le processus de justice transitionnelle avant d’exclure les politiques. Pour le député Sélim Abdesselem, le problème est réellement celui de l’agenda politique et électoral lié à la loi : « Pourquoi mettre à l’ordre du jour une loi comme celle-ci alors que nous avons encore la constitution à voter en plénière, le projet de loi sur la justice transitionnelle, la loi sur la formation des forces de l’ordre ou encore la révision de la loi antiterroriste ? Pour moi, c’est purement politique“.

Le CPR a présenté un premier jet du projet de loi en février 2012 avant que Nida Tounes n’existe réellement sur la scène politique. Mais aujourd’hui avec les modifications apportées par les uns et les autres (la loi a été officiellement déposée à l’ANC le 30 novembre 2012 par cinq partis dont Ennahdha et le CPR), on voit qu’elle vise essentiellement un ennemi politique : Nida Tounes.» Du coté des Cpéristes, le projet de loi est très défendu. Béchir Nefzi ou encore Azed Badi-qui était pourtant RCDiste- ont fait des déclarations sur l’importance de la loi pour ne pas « trahir les martyrs de la révolution ». Pour beaucoup, cette loi permettrait de tirer un trait définitif sur le retour des partisans de Ben Ali et donner une base à la future démocratie.

Le difficile rôle de l’ISIE

Exclure mais à quel prix ? Cette difficile tâche serait confiée à la future instance indépendante pour les élections selon la loi. Pour Kamel Jendoubi, ancien membre de l’ISIE ce projet de « purification politique » comme il le nomme, n’est pourtant pas du ressort d’une instance électorale : « Le rôle de l’ISIE est de faire réussir les élections mais aussi d’aider aussi celles-ci à réussir. Avec cette loi, on est en train de créer une instance administrative complètement différente qui ressemble plus à une instance de « délation » contraire aux normes internationales. » Selon l’article 4 du projet de loi, il appartient à la future ISIE d’établir la liste des personnes concernées par la loi en se basant sur une liste établie en 2011 par l’ANC et les requêtes des citoyens munis de « preuves ». Si Kamel Jendoubi désapprouve le rôle de l’instance dans cette « sélection » c’était pourtant le sien lors des premières élections. A l’époque, l’article 15 du décret-loi électoral interdisait aux “mounachidines” (personnalités qui ont appelé à la réélection de Ben Ali en 2014) de se présenter comme candidats (ne pouvait se présenter les membres ayant exercé une responsabilité gouvernementale sous Ben Ali et les personnes ayant assumé une responsabilité au sein du RCD). L’ISIE avait dû définir ces exclusions surtout sur la base d’archives collectées dans la presse tunisienne. Selon le rapport de la Mission d’Observation électorale de l’Union Européenne en Tunisie, cette liste aurait été composée de 3100 personnes mais elle n’a pas été rendue publique. La liste des mounachidines représentait elle, 5000 noms et avait été établie par la Commission de Iyadh Ben Achour. Reste à savoir si ces listes auront une valeur lors des prochaines élections et combien de noms seront ajoutés à cette liste si le projet de loi passe. L’ONG Human Rights Watch a dénoncé une loi « d’exclusion politique très large » qui ne tient pas compte des « circonstances individuelles » et qui ne « notifie pas les individus concernés par l’interdiction. »

« Cette loi très vague exclurait de façon automatique des milliers de personnes, les privant de leurs droits politiques fondamentaux sans leur laisser la chance de se défendre. » a déclaré Eric Goldstein, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord de HRW.

De plus, la seule possibilité de recours pour les personnes concernées, serait devant le Tribunal administratif.

Une loi « révolutionnaire » dans un contexte de transition

Au regard des débats à l’ANC, le projet de loi n’a pas fini de créer la polémique. Les premières discussions ont concerné l’existence même de la loi et son objectif. Or il semble que l’enjeu aille au-delà d’une simple stratégie de rivalité électorale. « Cette loi est l’expression même du problème de la révolution. Nous ne savons toujours pas si nous sommes dans un processus de révolution ou de transition. La différence est pourtant très forte : la révolution c’est un climat antiétatique où l’on veut sans cesse détruire pour faire du neuf, la transition c’est la construction de l’Etat. Cette loi est foncièrement révolutionnaire alors que nous tentons d’instaurer un climat de transition démocratique. On se retrouve donc dans une impasse. » Commente Jamel Touir, un chercheur en sciences politiques tunisien. En effet, le projet de loi semble arriver « trop tard » comme l’ont souligné certains députés lors de la séance plénière d’hier, ou trop tôt sachant que les membres de l’ancien régime n’ont toujours pas été jugés pour certains. Jamel Touir a pourtant souligné la différence entre une loi « préventive » comme celle d’immunisation de la révolution et une loi « curative » pour celle de la justice transitionnelle.

L’effectivité de la loi

Mais une telle loi exclura-t-elle réellement les partisans de l’ancien régime ou favorisera-t-elle au contraire leur retour via d’autres tendances politiques ? Pour le chercheur, le problème reste les « objectifs » visés par la loi. Selon lui, le succès de la liste Al Aridha Chabiaa qui avait gagné contre toute attente 26 sièges à l’ANC reste révélateur d’un manque de connaissance sur la sociologie électorale. « Une telle loi aurait eu un sens lors des premières élections, où c’était justement un test pour la démocratie. Or est-ce que ce genre de loi a une réelle effectivité dans la mesure où nous n’avons toujours pas résolu le mystère du succès d’Al Aridha Chaabia ? Il semble que d’une façon ou d’une autre, les anciens qui souhaitent arriver au pouvoir, profitent toujours d’autres formations politiques pour les porter. » Enfin, les débats autour de la loi semblent aussi favoriser le rééquilibrage politique. Selon la dernière vague de sondages de mai 2013 par le cabinet 3C Etudes, Nida Tounes reste en tête avec 33,8% des voix en ça d’élections législatives contre Ennahdha avec 29,4 % des voix. Béji Caïd Essebssi arriverait également en première position en cas d’élections présidentielles.

« La loi d’immunisation pourrait contre toute attente, jouer en faveur de Béji Caïd Essebssi et de l’Union pour la Tunisie. La polémique leur permet de jouer sur un ressort très utile en politique déjà utilisé par Ennahdha, la victimisation. Et le vote de la loi créerait une solidarité avec d’autres formations politiques qui pourrait s’appuyer sur la base des électeurs agrégée par l’Union.» ajoute M. Touir.

Les discussions autour du projet et son éventuelle adoption témoignent finalement de la difficulté encore aujourd’hui à amorcer le processus de transition dans un climat révolutionnaire. L’urgence de la volonté d’adopter cette loi par certains partis contraste avec la temporalité de la justice transitionnelle qui s’inscrit dans la durée. Cette insistance sur l’urgence de voter cette loi montrerait finalement que les prochaines élections sont devenues l’enjeu prioritaire pour les partis politiques qui ont été pourtant élus dans le cadre d’une assemblée nationale constituante supposée rédiger une nouvelle constitution.