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Irhal ! Dégage!

Cela fait maintenant presque un mois que les travaux de l’Assemblée constituante sont bloqués. Le parti Ennahdha au pouvoir continue de négocier sa sortie du gouvernement via des conditions. L’opposition maintient la pression de la rue pour demander une dissolution immédiate. Un ultimatum a pourtant été posé pour le 31 août par le Front de salut national (FSN), date à laquelle le gouvernement doit démissionner.

« Nous voulons faire tomber le gouverneur et rendre hommage aux opposants tués et aux martyrs via notre mobilisation », déclare, déterminé, Lazar Gharbi, coordinateur pour le Front de salut national à Sidi Bouzid. Une série de manifestations pacifiques est prévue aujourd’hui dans plusieurs gouvernorats du pays sous le nom de « Semaine de la colère », dont le mot d’ordre est « Dégage ». Pour Lazar, le gouvernement doit tomber dans tous les sens du terme, c’est-à-dire surtout dans les postes clefs de l’administration. A Jelma, une petite ville près de Sidi Bouzid, le délégué a déjà été expulsé depuis plus d’une semaine. A Gafsa, Anmmar Amroussi du FSN campe sur les mêmes positions : il vise le directeur de l’hôpital régional et le gouverneur.

Tout le monde sait qui a été nommé par Ennahdha ici. On veut que cela reste pacifique mais chasser le gouvernement passe aussi par le nettoyage de l’administration dit-il.

Idem à Sfax, Monastir, Beja, Tozeur et Bizerte, où des manifestations ont eu lieu à côté des sit-in qui ont commencé depuis plusieurs semaines.

Pressions de la rue

A Kasserine, une délégation de députés dissidents est même partie soutenir les manifestants. Ces campagnes sont une preuve que « le peuple est encore là pour faire pression » selon Lotfi Saïbi, un ex-membre du parti Joumouhri qui ne voit pas les tractations politiques d’un bon œil. « On a le sentiment que Nida Tounes fait un peu cavalier seul et tente de tirer le maximum de ces négociations. Et la crise traîne. »

L’opposition s’est en effet scindée entre deux acteurs : les négociateurs et les manifestants. Du côté du Front populaire, on n’en démord pas. Pour Jilani Hammami, porte-parole du Front populaire et coordinateur du Front de salut national, la seule issue reste la pression de la rue. Pour les députés dissidents, ce n’est pourtant qu’une question de temps avant que le gouvernement ne tombe. « Ennahdha joue ses dernières cartes », déclare Sélim Abdesselem de Nida Tounes, qui doit se rendre à Siliana pour soutenir les manifestations.

Rééquilibrage politique

Or à Tunis, l’ambiance est encore au bras de fer et au rééquilibrage des forces politiques. D’abord entre Ennahdha et Nida Tounes, mais aussi entre les députés dissidents et les députés qui demandent une reprise des travaux de l’Assemblée. Lobna Jeribi, députée du parti Ettakatol, a nommé cette semaine « la semaine de l’espoir » en opposition à celle de la « colère », pensant qu’une issue à la crise allait être trouvée.

« Il y a des pressions et des surenchères pour que Mustapha Ben Jaafar démissionne, alors que l’Assemblée reste au cœur de la réussite du processus de transition. Il faut reprendre les travaux plus vite pour avancer. »

Mais dans le camps des négociants, les discussions semblent s’éterniser aux dépens de la centrale syndicale qui, usée, appelle chacun à prendre des positions claires.

« Nous ne participons pas aux mouvements populaires car la seule issue reste encore le dialogue. Mais si nous sommes poussés à bout, il est possible que nous nous rangions du côté des manifestants », a déclaré Sami Tahri, porte-parole de l’UGTT lundi. En effet, les syndicalistes qui ont manifesté aujourd’hui l’ont fait à titre personnel, comme le confirme un membre de l’UGTT de Sfax.

Pour lui, la « balle est désormais dans le camp d’Ennahdha », qui doit clarifier son acceptation totale de l’initiative de l’UGTT. Du côté de Nida Tounes, Aïda Klibli, qui s’occupe de la communication, déclare que le parti soutient les mouvements populaires en régions même si les regards restent braqués sur Tunis.

La semaine dernière les regards semblaient braqués sur l’affrontement Nida Tounes/Ennahdha, alimenté par la rencontre en catimini entre Béji Caïd Essebssi et Rached Ghannouchi. Rached Ghannouchi, dont le discours sur Nessma TV dimanche était dirigé vers le leader de Nida Tounes, en annonçant que le parti Ennahdha renonçait pour le moment à la très polémique loi d’immunisation de la révolution.

Aujourd’hui, tous les acteurs politiques en présence semblent jouer un rôle clef. La semaine a commencé par des concertations politiques de chaque bureau exécutif, tandis qu’une certaine trêve médiatique avait été demandée par l’UGTT pour mener au mieux les discussions. Les initiatives des uns et des autres continuent d’émerger via des propositions de feuilles de route d’ici les élections. « Nous continuons la même médiation qu’il y a deux semaines, les discussions portent plus sur la question du vide institutionnel et les personnes adéquates qui pourraient former le gouvernement de compétences », déclare Abderrazak Kilani, l’un des membres de la commission de médiation.

Blocage sur la démission

Le blocage est pourtant clair : l’opposition continue de demander une dissolution immédiate du gouvernement comme préalable au dialogue national ; Ennahdha refuse bien qu’il accepte l’éventualité d’une démission une fois la Constitution terminée, l’ISIE mise en place et une date pour les prochaines élections fixée. Depuis, les déclarations et les spéculations s’activent. Quel genre de gouvernement ? Un gouvernement « d’élections » selon Rached Ghannouchi afin d’assurer le processus de transition. Quelles garanties qu’Ennahdha démissionnera une fois ces conditions remplies ?

Pour Zied Ladhari, membre du parti, il suffit de prendre en exemple les autres dialogues nationaux. « Nous avons respecté les engagements pris lors du dernier dialogue national, notamment sur les compromis à faire dans la Constitution. » Or sur les questions sécuritaires ou économiques, le blocage a persisté.

Au milieu des discussions, Abderrazak Kilani évoque la possibilité d’un gouvernement avec deux personnes en charge de la sécurité et de l’économie : « Ils seraient des sortes de vice-chefs du gouvernement et auraient toutes les prérogatives pour régler ces questions là. »

Le maintien de l’opposition et le recentrage de la Troïka

Au niveau des partis, l’Alliance démocratique est en discussions avec Ennahdha et a tenté de négocier une sortie de crise. Le député Mahmoud Baroudi confiait lundi que l’assemblée devrait reprendre ses travaux bientôt et qu’Ennahdha semblait être prête au compromis. L’initiative semble aussi se ranger du côté d’une négociations. Au sein de la Troïka, le pari Ettakatol a tenté un repositionnement « centriste », selon Lobna Jeribi, avec d’autres petits partis. D’abord divisés sur la dissolution du gouvernement, les membres du parti semblent s’être de nouveau ralliés à la Troïka. Tandis que le CPR manifeste à demi-mot son soutien à l’égard d’Ennahdha, en soutenant l’initiative du maintien du gouvernement actuel jusqu’à la fin des délais imposés par les travaux de l’Assemblée. Le parti a également appelé à une trêve sociale.

Du côté du parti Al Joumhouri, le député Néjib Chebbi a également rencontré Rached Ghannouchi le 27 août. Un geste qui n’est pas passé inaperçu puisque le leader historique du parti Joumhouri refusait jusqu’à présent de rencontrer le chef du parti islamiste. En marge de la rencontre, Néjib Chebbi avait exprimé des réserves par rapport au discours de Rached Ghannouchi sur Nessma TV : « l’absence de clarté sur l’acceptation ou non de l’initiative de l’UGTT, l’absence d’une stratégie sécuritaire, notamment sur la question de la dissolution des Ligues de protection de la révolution, l’absence d’une vision sur la lutte antiterroriste. »

Les révélations sur le plan sécuritaire

Le lendemain de ces discussions, le chef du gouvernement Ali Larayedh annonce lors d’une conférence de presse classer la mouvance salafiste Ansar Al Chariaa comme une organisation terroriste. Il annonce également que des dispositions claires seront prises à l’égard de ceux se réclamant de la mouvance. Le lendemain, c’est Lotfi Ben Jeddou, le ministre de l’Intérieur, qui dévoile les implications d’Ansar Al Chariaa dans des tentatives d’assassinat de personnalités politiques.

« Avec les dernières réussites dans ce dossier et le démantèlement des réseaux terroristes, la Troïka souhaite envoyer un message d’assurance à la population et aux partenaires internationaux. » Mais le problème de confiance entre les partis de l’opposition et Ennadha continuent.

Ahmed Neji Chebbi a fustigé sur les ondes d’Express FM le discours d’Ali Larayedh, « qui mène le gouvernement au précipice et la Tunisie à la destruction ». « Il y a un réel manque de confiance dans le parti Ennadha, c’est pour cela que nous continuons de maintenir nos positions même s’il y a eu un dégel des relations », explique Taïeb Baccouche, secrétaire général du parti Nida tounes. Or pour un membre d’Ennahdha, le dialogue national existe plus ou moins de fait à travers ces rencontres et ces concertations.

Ennahdha tente de rallier des partenaires politiques

Le parti tente de se rapprocher petit à petit de tous les partis : « Au sein d’Ennahdha les discussions portent sur les moyens de consolider nos rapports intra-Troïka. Par ailleurs, au vu de la profondeur de la crise politique que traverse le pays et de l’évolution de la situation dans la région, notamment les positions des principaux partenaires internationaux, nous opérons une réingénierie de nos rapports aux autres forces dans le pays, avec pour seul objectif d’assainir le climat politique et d’arriver ainsi à des élections libres, transparentes et représentatives de la volonté populaire. Cette réingénierie nous sera extrêmement coûteuse sur le plan électoral. Nous en sommes conscients mais il en revient de notre responsabilité historique envers notre pays d’assumer ce coût. »

Si le blocage politique se maintient, le parti entre plus dans les détails de sa feuille de route et veut approfondir les modalités de l’initiative.

« Cela passe donc par des concertations à la fois avec l’opposition, mais aussi au sein de la troïka sur les questions essentielles : le timing de constitution du gouvernement des élections qui sera chargée de le diriger ; la composition : technocrates vs politiques, avec pour le second cas les familles politiques y prenant part ; la position vis-à-vis de la loi de l’immunisation de la révolution ; les modalités de revue des nominations au sein de l’administration. »

Un dialogue national de fait

L’impasse politique serait donc plus médiatique que réelle selon les différentes parties prenantes. Pour certains, ce n’est qu’une « manœuvre politique d’Ennahda qui cherche à gagner du temps » (Taïeb Baccouche). Pour d’autres, c’est le temps nécessaire aux négociations et à une sortie de crise la plus pacifique possible. En effet, si depuis un mois la pression de la rue se maintient, les débordements policiers semblent se faire discrets. Les différentes mobilisations du Bardo sont désormais encadrées et presque ultra sécurisées, comme le montre celle du samedi 24 août.

En régions, le mot d’ordre était aussi de laisser les manifestants protester pacifiquement. « Pour l’instant, c’est vrai que nous n’avons eu aucune altercation avec la police. Et les mouvements sont pacifiques. » Un incident a été enregistré à Béja entre un partisan du parti Ennahdha et un « voyou », selon les membres du Front de salut national, qui pourtant aurait été identifié par son agresseur comme un des leurs. Peu de dégradations de bureaux de partis politiques ont été enregistrées (sauf le 7 août à Béja : une tentative d’incendier le bureau du Front populaire) ni d’affrontements violents, contrairement à la situation qui avait suivi la mort de Chokri Belaïd.

Maintien fragile d’une mobilisation pacifique

Le parti Ennahdha a admis via son leader « tirer des leçons de l’Egypte et vouloir à tout prix éviter la reproduction du scénario violent en Tunisie. » Les mises en garde d’Ali Larayedh la semaine dernière à l’adresse de ceux qui porteraient « atteinte à l’Etat » semblent s’être entièrement focalisées désormais sur Ansar Al Charia. Le revirement sécuritaire permettra-t-il une trêve dans la crise politique ? A Gafsa et Sidi Bouzid, pour les manifestants de l’Union des diplômés chômeurs et du Front de salut national, le problème n’est pas là. « Il faut faire tomber avant les élections tous ceux qui ont été nommés de manière partisane à des postes clefs », insiste Lazar Gharbi.

Une guerre d’usure : c’est finalement le rapport de force qui existe depuis un mois en Tunisie, où chacun place ses pions en vue des prochaines élections. Le “satu quo“, comme le nomme le journal La Presse, entamé par Ali Larayedh saura-t-il apaiser les tensions ? Les organisations parraines du dialogue et les partis politiques ont appelé à une réunion avec la Troïka en fin de semaine pour prendre une décision. Les organisations comme la LTDH et le patronat, représenté par l’UTICA, continuent de soutenir l’initiative de l’UGTT.

La question économique soulevée par l’UTICA

L’UTICA a d’ailleurs proposé ce mercredi un plan d’action en 16 points à la suite d’une réunion avec son conseil administratif basé sur la situation économique. La priorité est de rassurer à la fois les investisseurs et la population, mais aussi de pousser le gouvernement à mieux communiquer sur la situation économique du pays et à tenir « un discours responsable ». Certaines mesures concrètes ont été requises, comme revaloriser la valeur sociale du travail, favoriser l’investissement privé dans les régions et remettre l’autorité dans les instances en charge des services publiques, et surtout « obtenir un consensus de paix sociale avant fin 2014 ».

La présidence de la République reste le grand absent médiatique de ces négociations, où Moncef Marzouki semble se faire discret. Il a juste déclaré par l’intermédiaire de son porte-parole Adnene Manser qu’il ne cèderait sa place qu’à un homme élu démocratiquement par le pays et non pas au résultat d’un accord entre partis.

Au regard de ce mois de négociations, la capacité de la Tunisie à tirer son épingle du jeu des révoltes arabes reste dans la volonté de certains acteurs politiques de favoriser la paix sociale malgré la crise politique. Mis à part le verbiage politique, le positionnement du patronat dans les négociations a permis de remettre au centre des discussions la question économique et sociale, tout comme le gouvernement a remis au centre le problème sécuritaire. Or, viser Ansar Al Charia sera-t-il suffisant pour évacuer les menaces terroristes alors que les bombardements se poursuivent sur le mont Chaâmbi ? « Réunir tout le monde autour d’une table, c’est notre objectif principal », assure Sami Tahri de l’UGTT, qui laisse toutefois entendre que les délais sont bientôt épuisés et que la sortie de crise est désormais un impératif. Il faut désormais des prises de positions sans ambiguïtés et des mesures concrètes.

Du côté des mouvements sociaux dans les régions, leur ampleur reste pour l’instant modérée étant donné que l’UGTT n’apporte pas sa participation. Celle de Sidi Bouzid, par exemple, a mobilisé peu de monde et la plupart des manifestants sont restés dans les bureaux de l’UGTT. Une marche vers la délégation a été entamée, mais sans départ escompté du gouverneur. Il semble que la période révolutionnaire commence à prendre fin, et le débat de ces dernières semaines, malgré son blocage et l’enlisement dans la crise, témoigne d’une réelle volonté d’aller vers un processus de transition.