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Lorsqu’en janvier 2014, Ahmed Néjib Chebbi déclarait que « c’est la stratégie d’Ennahdha qui a au final réussi », l’homme ne croyait sans doute pas si bien dire. En cette semaine de marasme politique, nul ne sait vraiment ce qui se passe dans l’hermétique forteresse de Montplaisir, où ce que d’aucuns appellent « le parti réellement au pouvoir » poursuit son petit bonhomme de chemin et a su se faire oublier par les médias dominants. Si bien que pour s’informer, les observateurs de la scène politique doivent recourir au buzz distillés non sans une certaine insolence par les hauts dignitaires du parti islamiste, tels que les deux derniers en date, respectivement via Ali Laarayedh et Rafik Abdessalem.

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Ainsi le premier responsable du parti n’a vu aucun mal à répondre à l’invitation d’une émission interdite par la Haica (simplement rebaptisée pour contourner l’interdiction). Une interview fleuve sur le bilan tardif d’Ennahdha qui sonne comme un come back médiatique du chef du parti islamiste. Quant à l’ancien ministre des Affaires étrangères, il nous apprenait ce dont on se doutait déjà : Rached Ghannouchi vote Béji Caïd Essebsi… La boucle est bouclée.

Interviewé vendredi par la Radio Nationale, Abdessalem a pour la première fois publiquement révélé que Ghannouchi avait voté pour le candidat de Nidaa Tounes au second tour de l’élection présidentielle. Un secret de polichinelle ? Pas tant que cela, lorsque l’on sait que chez Ennahdha la consigne de vote officielle était la neutralité, avec un vote des bases du parti que l’on sait ostensiblement à l’époque en faveur de Moncef Marzouki.

« La majorité des électeurs d’Ennahdha ont voté pour Moncef Marzouki mais le chef du parti a voté pour l’actuel président, Béji Caïd Essebsi, car il avait la conviction que l’intérêt national nécessitait l’entente entre eux deux », a confié sans sourciller Rafik Abdessalem à un journaliste incrédule qui lui reposait deux fois la question.

En politique, comme rien n’est jamais totalement le fruit du hasard, on peut penser qu’en cette période de turpitudes existentielles que traverse Nidaa Tounes, il s’agit d’un énième coup de pouce scripté, orchestré et adressé par le cheikh Ghannouchi au cheikh Essebsi, sorte d’amitié zélée réitérée dans l’épreuve, d’autant que depuis quelques temps Rafik Abdessalem se fait très rare dans les médias.

Mais examinons une autre déclaration, passée inaperçue, du même Abdessalem dans le même entretien. Soucieux de démentir le narratif selon lequel le magnat Slim Riahi était l’architecte de la célèbre réunion du deal tripartite dit « rencontre de Paris » en 2013, l’homme insiste :

C’est Ameur Laârayedh, Hafedh Caïd Essebsi, Raouf Khamassi et moi-même qui avions préparé la réunion de Paris.

Ainsi donc, à peine cinq années après la révolution de la dignité, le gendre du chef d’Ennahdha affirme sans complexes que c’est lui qui, avec le concours du fils du président de la République et celui d’un ex membre du comité central du RCD, ont organisé la rencontre qui allait sceller la destinée politique du pays pour les années à venir. L’air de rien, en une seule phrase, nous sommes face à l’expression d’un népotisme normalisé, voire institutionnalisé.

Le baiser de la mort ?

Qui d’Ennahdha ou Nidaa Tounes est-il le parti réellement majoritaire dans la Tunisie d’aujourd’hui ? Bien malin est celui qui pourrait répondre à cette interrogation avec certitude, indépendamment des fluctuations numériques du bloc Nidaa à l’Assemblée au gré des déboires et des luttes de clan.

Aujourd’hui la réticence d’Ennahdha à endosser la responsabilité inhérente aux avant-postes est telle que le parti serait prêt à temporiser pour ne pas tenir son congrès, initialement prévu début 2016, avant que ne se tienne l’hypothétique congrès constitutif de Nidaa Tounes.

Comme s’il n’en était pas le chef fondateur, et maintenant qu’il s’exprime ouvertement à propos des affaires d’un parti politique, le président de la République a reconnu le 25 décembre sur la chaîne Alarabia que « Nidaa Tounes a échoué dans la tâche qui lui incombe au sein de la transition démocratique, et n’a pas saisi que la patrie passait avant le parti »… Cela fait plutôt désordre si l’on considère que cette pirouette sémantique était précisément l’une des devises électorales phares du parti.

Selon une parfaite logique de la fuite en avant, les résultats d’une réunion du bureau exécutif sans Marzouk, démissionnaire, sont tombés dans la journée de dimanche : non seulement chaque camp campe sur ses positions, avec le maintien de l’initiative d’arbitrage de Béji Caïd Essebsi, mais un communiqué annonce la date de juillet 2016 pour le premier congrès du parti… Autant dire une arlésienne !

Que nous apprend l’une des plus célèbres occurrences de cohabitation dans l’histoire récente, celle de l’épisode de la cohabitation Chirac / Jospin, la troisième sous la Vème République française, et qui prit fin en 2002 ? Après la dissolution surprise de l’Assemblée nationale en 1997, l’ancien président français avait pu amener son adversaire socialiste à la gouvernance à Matignon, puis à l’érosion rapide au terme de cinq années de cohabitation tendue, le poussant à la faute pour en sortir largement victorieux de l’élection présidentielle suivante.

Gageons que Rached Ghannouchi, que l’on sait érudit et notamment au fait de l’histoire politique française, n’ignorait pas ce cas d’école de machiavélisme de la force tranquille.