Délégation du Front Populaire, reçue par Habib Essid, le 25 janvier 2016 à la Kasbah
Délégation du Front Populaire, reçue par Habib Essid, le 25 janvier 2016 à la Kasbah

Il est fascinant de constater l’aptitude des gouvernants tunisiens post révolution à reproduire les erreurs du passé. Il y a quatre ans, presque jour pour jour, le Premier ministre Hamadi Jebali ainsi que divers dirigeants d’Ennahdha accusaient sans les nommer des partis d’extrême gauche d’être à l’origine des troubles sociaux, et parlaient déjà d’« aide extérieure ». C’était un an après que le dictateur aux abois Ben Ali promettait de punir les fomenteurs des évènements de la révolution.

Dès octobre 2012, Nawaat avait publié un leak audio où durant la passation des pouvoirs entre Jebali et Essebsi, les deux hommes s’en étaient donnés à cœur joie dans leur médisance à propos de certaines icones de la gauche et de la défense des droits humains en Tunisie. Ils s’étaient en outre déjà félicités de l’entente entre Habib Essid et Ali Larayedh au ministère de l’Intérieur. Depuis rien n’a changé, si ce n’est une brève séquence historique où les progressistes tunisiens ont cru bon s’allier aux nostalgiques, pensant ainsi écarter l’islam politique du pouvoir.

La gauche bouc émissaire, ou l’éternelle excuse commode

Depuis le Golfe où il était en visite d’Etat, le président de la République Béji Caïd Essebsi s’est livré vendredi au Bahreïn à une analyse politique pour le moins polémique : « Nous avons réussi à vaincre l’extrémisme islamique… Mais l’extrémisme n’est pas l’apanage des islamistes. Il existe un extrémisme de gauche plus féroce encore que son homologue islamiste, et nous sommes aussi en train de le combattre » a-t-il confié au journal al-Wassat

Pour conclure cette visite où le chef de l’Etat volubile dit décidément tout aux pays étrangers, en Arabie Saoudite Essebsi enfonce le clou : Dans une interview au site d’al-Arabiya, il a en effet déclaré : « Si j’ai incriminé l’extrême-gauche, c’est parce que je disposais de preuves irréfutables », promettant de divulguer l’identité des parties suspectées d’incitation au grabuge dans une prochaine adresse au peuple. Renseignement pris auprès des cadres du Front, l’élu en question serait Ammar Amroussia, député de Gafsa qui faisait les frais de la fuite en avant mi inquisitoire mi policière de la présidence.

Béji Caïd Essebsi avec les chefs de rédactions des médias du Bahrein
Béji Caïd Essebsi avec les chefs de rédactions des médias du Bahrein

Ce réflexe du déni, que l’on pourrait qualifier d’anti syndicalisme primaire, voire primitif, trouve ses racines dans la société tunisienne dont une grande partie est prompte elle aussi à diaboliser la contestation sociale ou à la réduire à des actes frivoles de vandalisme organisé. Il suffit de voir le lynchage virtuel sur les réseaux sociaux cette semaine d’un groupe de manifestants d’El Guettar, qui ont construit un muret sur la voie ferrée du transport du phosphate.

Figure de la gauche tunisienne, Gilbert Naccache ironise souvent à juste titre sur cette détestation viscérale de la grève en Tunisie. Une haine qui va bien au-delà de l’anti UGTT d’Abdessalem Jerad, suppôt de l’ancien régime, pour s’inscrire dans les fondamentaux du conservatisme de droite. C’est avec ces mœurs fascisantes qu’un pouvoir autoritaire pourrait demain assoir une dictature nouvelle.

Une grille de lecture plus simple et limpide

Car en Tunisie, l’un des effets de la récente crise partie de Kasserine, c’est que les sciences politiques reprennent leurs droits : le paysage politique s’est désormais décanté autour de deux grandes familles idéologiques classiques : une droite libérale, majoritaire, regroupant des partis satellites (UPL, Afek) et les émanations de l’ancien RCD fusionnées avec la droite religieuse d’une part, et une gauche minoritaire et hétéroclite d’autre part.

C’est en raison de ce caractère hétéroclite que le front Populaire peine à produire le moindre communiqué parlant d’une seule voix, entre ses diverses composantes gauche ouvrière socialiste, Watad souverainiste, Taliâa et Baath nationalistes, etc.

Ainsi le premier texte d’adoubement des récents mouvements sociaux n’a été rédigé que le 25 janvier dernier, et à l’occasion d’une rencontre à la Kasbah entre le chef du gouvernement Habib Essid et une délégation emmenée par Hamma Hammami. La discrétion de ce dernier durant les derniers évènements laisse à penser que l’on reproche au Front une implication fictive, là où cette famille politique peine en réalité à s’emparer pleinement de son rôle de communion avec les protestataires dans ce genre de crise, si ce n’était le rôle clé joué spontanément par l’organisation estudiantine UGET ainsi que l’Union des diplômés chômeurs.

Manque de chance pour le nouveau pouvoir tunisien, le hasard du calendrier fait que cette énième tentative d’ostracisme à l’égard de la gauche arrive, comme le rappelle le dernier communiqué du Font, au moment où la gauche tunisienne est en pleins préparatifs pour la troisième commémoration de l’assassinat de Chokri Belaïd. Une période synonyme d’état de grâce durant lequel les sacrifices de la gauche se rappellent au bon souvenir de l’establishment qui lui doit son arrivée au pouvoir.

Fauteurs de troubles pour les nostalgiques de l’ancien régime, école d’athéisme et de débauche en off pour le leadership d’Ennahdha, caricaturée et mal-comprise par la génération d’avant révolution, la gauche sociale dans son expression spontanée à Kasserine est quasiment orpheline de représentation politique dans l’hémicycle. Elle devra sans doute à terme inventer sa propre démocratie directe.