Des tiraillements entre les autorités centrales et locales ont vu le jour avec la publication de la circulaire n°9 de la présidence du gouvernement datée du 25 mars 2020 sur « l’obligation de coordination avec l’autorité de supervision avant la prise des mesures et procédures dans le cadre de la lutte contre le danger de propagation du virus “Corona” ». L’initiative a en effet suscité les critiques de juristes et de certains intervenants dans la gouvernance locale.
Ladite circulaire appelle les ministres, les Secrétaires d’État, les gouverneurs ainsi que les maires et les responsables des institutions publiques à « ne pas prendre de mesures en dehors du cadre des décisions annoncées par le gouvernement », et à « la nécessité d’en référer au préalable à l’autorité de supervision », en cas de prise de mesures préventives supplémentaires. Or selon la professeure de droit public Afef Marrakchi, cette démarche accordant une certaine prééminence au pouvoir central n’est guère conforme aux dispositions de la Constitution ni celle de la loi organique n°29 de 2018 relative au Code des collectivités locales.
La circulaire gouvernementale face aux autorités locales
Dans un entretien avec Nawaat, la professeure Marrakchi a indiqué que « sur le plan formel, les circulaires ne constituent pas pour le gouvernement un moyen de traiter avec l’autorité locale ». Les pouvoirs de l’autorité locale lui sont conférés par la Constitution et le Code des collectivités locales. Quant à la circulaire, elle est considérée comme « une procédure interne facilitant les relations au sein d’une institution ou entre un ministre et un directeur régional ».
Au niveau de sa teneur, la professeure de droit public a estimé que la circulaire recèle de concepts « juridiquement invraisemblables » telles qu’« autorité de supervision » et « approbation préalable ». La constitution prévoit les principes de la libre administration des collectivités locales et du contrôle judiciaire a posteriori. Selon Marrakchi, cela dénote le « manque de connaissance juridique du Cabinet du chef du gouvernement ». Dans ce contexte, elle a appelé à « la coordination entre les autorités centrales et locales dans le respect des pouvoirs et du champ d’intervention de chaque partie ».
De son côté, le professeur de droit constitutionnel Moôtaz Gargouri défend une position similaire. Lors d’un webinaire sur le thème « l’autorité locale au temps du Corona », il a relevé que « la circulaire émise par le Chef du gouvernement comporte des termes non conformes aux exigences de la constitution, car il n’y a pas d’autorité censée superviser les municipalités ». En ce sens, Gargouri a déploré « le discours condescendant à l’égard des collectivités locales », considérant que cette rhétorique a été « dépassée par les événements ». Il a ajouté :
Il aurait mieux valu saluer le travail des collectivités locales, puis relever la nécessité de la coordination entre l’autorité régionale et centrale pour faire face à l’épidémie. Moôtaz Gargouri, professeur de droit constitutionnel
A cet égard, la professeure Afef Marrakchi a noté qu’en ces circonstances exceptionnelles, la France a publié des textes de lois exceptionnels pour la conduite des affaires des citoyens. Lesdits textes stipulent la nécessité de « respecter les pouvoirs des collectivités locales » car la décentralisation est un « principe sacré » dans la législation française, selon la juriste.
En Tunisie, en revanche, le chef du gouvernement Elyes Fakhfakh a déclaré, le 26 mars 2020 au Parlement, lors de l’examen du projet de loi destiné à l’habiliter à promulguer des décrets-lois :
Pas de décentralisation en temps de crise, et en temps de guerre, il n’y a pas de place pour l’interprétation. Il faut revenir à la centralisation de la décision. Le chef du gouvernement Elyes Fakhfakh
Le discours du chef du gouvernement, appelant à conjuguer les efforts pour la mise en œuvre des décisions de l’autorité centrale et l’application d’un couvre-feu et du confinement général a suscité les réserves de la Confédération tunisienne des maires. Adnen Bouassida, président du conseil municipal de Raoued et de la Confédération tunisienne des maires a considéré que la circulaire gouvernementale est en « contradiction avec la loi ». Cependant, Bouassida a souligné sa disposition à se « ranger aux côtés de l’autorité régionale et centrale face au coronavirus ».
Interpellé à ce sujet par Nawaat, le maire de Raoued a déclaré que « l’autorité centrale ne peut pas affronter le coronavirus sans l’autorité locale ». « Les municipalités sont en première ligne depuis l’annonce du premier cas le 2 mars, avec la création de cellules de crise au sein des conseils municipaux en coopération avec les hommes d’affaires et la société civile », a-t-il noté. Le président de la Confédération des maire a indiqué que l’autorité locale s’est montrée proactive en prenant des mesures préventives par le biais d’opérations de stérilisation, en empêchant les rassemblements et en fermant les salles de mariage. Selon lui, ces mesures ont porté leurs fruits. Il en veut pour preuve que
L’autorité régionale a pris les mêmes mesures, mais en retard par rapport aux municipalités. Adnen Bouassida, président de la Confédération des maires
Dans le même contexte, les maires des municipalités du gouvernorat de Manouba ont publié le 2 avril 2020 une déclaration commune, bientôt suivie par celle des maires de Tozeur, appelant les autorités régionales à « élever la relation avec les communes au niveau du partenariat effectif ». Ils ont exprimé leur « refus de la non communication des données relatives à la situation sanitaire, notamment la liste des personnes contaminées ». En outre, les maires ont considéré que cela « aiderait les municipalités à faire face à la propagation du virus ».
Le 4 avril 2020, c’est au tour du ministère de l’Intérieur et celui des Affaires locales d’appeler, dans une déclaration conjointe, à renforcer la coordination entre les autorités publiques centrales, régionales et locales. La déclaration a exhorté à « éviter le manque de cohésion et la dispersion de la décision entre les autorités publiques à tous les niveaux », tout en rappelant les exigences de la Constitution et du Code des Collectivités locales, afin de consolider la décentralisation.
La libre administration en question
L’article 132 de la de la Constitution tunisienne stipule que « les collectivités locales gèrent les intérêts locaux conformément au principe de la libre administration ». Ce principe vise à mettre fin à la tutelle de l’Etat central sur la conduite des affaires administratives des communes, désormais libres de déterminer leurs options de développement. Par ailleurs, la constitution a aboli le contrôle préalable des conseils municipaux. L’article 138 indique en effet que: « les collectivités locales sont soumises au contrôle a posteriori, en ce qui concerne la légalité de leurs actes ».
Dans le Code des Collectivités locales, l’article 4 stipule que : « chaque collectivité locale gère les intérêts locaux en application du principe de la libre administration conformément aux dispositions de la constitution et de la loi sous réserve du respect des exigences de l’unité de l’Etat ». Il semble que l’équation entre la libre administration et l’unité de l’État ait abouti à une certaine confusion dans les rapports entre l’autorité centrale et les collectivités locales, ainsi que dans les réponses de ces dernières aux décisions prises par l’autorité centrale. Dans ce contexte, le professeur de droit constitutionnel Moôtaz Gargouri a souligné la légitimité de l’intervention des collectivités locales dans la crise actuelle, sur la base du principe de la libre administration et de la gestion des intérêts locaux, relevant des prérogatives du maire. Sur cette base, le juriste considère qu’il est du devoir de la collectivité locale de prendre les mesures appropriées en temps de crise.
D’autre part, le professeur de droit constitutionnel a affirmé que le maire a une autorité de contrôle conformément aux articles 266 et 267 du Code des Collectivités locales. Le deuxième paragraphe de l’article 266 stipule en effet: « Le président de la commune édicte la règlementation relative à la circulation, l’hygiène, la sécurité, la tranquillité, l’esthétique de la ville et la préservation de l’environnement à l’intérieur de toute la zone communale, y compris le domaine public de l’Etat ». L’article 267 dispose que les règlementations municipales visent à « assurer la tranquillité, la salubrité publique et la sauvegarde d’un cadre de vie paisible ». Le même article relève parmi ces prérogatives, « la prévention des accidents, fléaux et calamités, par tout moyen adéquat, et les mesures nécessaires pour faire face aux incendies, inondations, catastrophes, épidémies, maladies contagieuses et épizooties ». Il apparait donc clairement que les procédures et dispositions relatives à la lutte contre le Coronavirus sont incluses dans le cadre des pouvoirs conférés aux collectivités locales. Et c’est conformément au principe de la libre administration que plusieurs municipalités ont pris des mesures préventives. A cet égard, on relèvera particulièrement la mesure prise par la municipalité de l’Ariana le 7 avril 2020.
Dans son intervention sur les ondes de la radio IFM, le maire de l’Ariana, Fadhel Moussa, a expliqué que le but de cette décision était de « codifier les procédures qui n’avaient pas de caractère légal ». Il s’agit, par exemple, de contraindre les autorités régionales à « informer la municipalité des nouveaux cas d’atteintes du virus Corona afin de prendre les précautions nécessaires ». Il a en outre évoqué « les mesures relatives aux espaces publics, tels que les parcs, marchés municipaux, salles de jeux, etc ». La mesure en question est de caractère contraignant et expose donc les contrevenants à des poursuites judiciaires.
Dans le gouvernorat de Sfax, la municipalité de Chihyia a appelé, le 10 mars 2020, les commerçants à appliquer les règles d’hygiène et procéder la stérilisation des magasins. Le lendemain, la piscine municipale de Monastir a été fermée jusqu’ nouvel ordre, sur décision de la mairie locale. Le 13 mars 2020, la commune de Ghomrassen relevant du gouvernorat de Tataouine, a décidé que seuls les témoins et les nouveaux conjoints pourraient assister aux cérémonies de mariage organisées dans la mairie. Le 19 mars 2020, la municipalité de Manouba a annoncé la fermeture de deux hammams et deux cafés, considérant que les propriétaires des lieux violaient les prescriptions du confinement.
Libre administration et unité de l’Etat
Fadhel Moussa a souligné les prérogatives du maire, telles que fixées par le Code des collectivités locales, concernant les mesures prises en vue de la préservation de la santé des citoyens, et les sanctions en cas d’infractions, en particulier à la lumière du décret gouvernemental n ° 152 de l’année 2020. L’article 3 dudit décret dispose : «Toute contravention aux interdictions et mesures prophylactiques et de contrôle prises ou ordonnées par l’autorité sanitaire expose son auteur aux peines prévues par la législation en vigueur ». De ce fait, les municipalités sont appelées à se conformer localement à la législation nationale.
Cette compétence qui incombe à l’autorité locale relève sur le plan législatif du principe de « l’unité de l’État » tel que défini par l’article 4 du Code des collectivités locales. Celui-ci stipule en effet que « toute collectivité locale gère librement les intérêts locaux conformément au principe de la libre administration, sous réserve du respect des exigences de l’unité de l’Etat ». Par ailleurs, les compétences de la municipalité sont déterminées par l’article 25 du même code : « Sous réserve des dispositions législatives et réglementaires à portée nationale, la collectivité locale dispose d’un pouvoir réglementaire qu’elle exerce dans la limite de son champ territorial et de ses compétences. Les décisions sont classées en arrêtés municipaux, arrêtés régionaux et arrêtés du district ».
Sur cette base, le pouvoir des collectivités locales et celui de l’autorité centrale ne devraient pas entrer en conflit. A cet égard, la professeure Marrakchi a déclaré à Nawaat : « l’autorité centrale intervient sur l’ensemble du territoire national, tandis que la municipalité s’intègre dans l’approche nationale globale, en tenant compte de la priorité de chaque collectivité locale ».
De son côté, le professeur de droit constitutionnel, Moôtaz Gargouri, a indiqué que l’article 49 de la constitution est la « référence » pour résoudre les éventuels conflits de compétences entre l’autorité centrale et l’autorité locale. L’article 49 dispose :
Sans porter atteinte à leur substance, la loi fixe les restrictions relatives aux droits et libertés garantis par la Constitution et à leur exercice. Ces restrictions ne peuvent être établies que pour répondre aux exigences d’un État civil et démocratique, et en vue de sauvegarder les droits d’autrui ou les impératifs de la sûreté publique, de la défense nationale, de la santé publique.
Le professeur a estimé que « les restrictions aux droits et aux libertés sont liées à la nécessité, tandis que la situation actuelle relève d’une nécessité sanitaire exceptionnelle qui requiert certaines mesures exceptionnelles, comme par exemple, la restriction à la liberté de circulation dans le cadre de mesures préventives, en tenant compte du principe de proportionnalité entre droits et libertés ».
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