La campagne de 2019, qui s’est soldée par la victoire écrasante de Kaïs Saïed, a fait la part belle aux questions de souveraineté. En plus de faire de la volonté populaire son principal slogan, le candidat a mis en avant des questions sensibles comme les accords de libre-échange et la normalisation avec Israël, assimilée à de la « haute trahison ».
Rapprochement de l’axe égypto-émirato-saoudien
Pourtant, depuis son arrivée à Carthage, il a opéré, par touches successives, un repositionnement géopolitique notamment vis-à-vis des puissances régionales : l’axe turco-qatari, proche des Frères musulmans et l’égypto-émirato-saoudien hostile à cette mouvance et plus généralement à toute démocratisation. Alors que Béji Caïd Essebsi a réussi, bon an mal an, à éviter de s’inscrire dans l’un des deux camps, les choses semblent avoir changé depuis quelques mois. A mesure que l’affrontement entre Ennahda et Kaïs Saïed s’intensifiait, ce dernier se rapprochait de Sissi et, ce faisant, de l’axe saoudo-émirati.
Après s’être opposé fin 2019 à Erdogan sur la question de l’utilisation de la Tunisie comme lieu de passage des mercenaires pro-turcs en Libye, le président Saïed a peu goûté l’alignement de Rached Ghannouchi sur les intérêts d’Ankara. Le président du parlement et leader d’Ennahdha est allé jusqu’à féliciter Fayez Sarraj après sa victoire décisive à El Watya, en mai 2020. Une position qui implique de fait la Tunisie et brouille sa stratégie diplomatique jusqu’alors attachée à la légalité internationale. Une crispation qui a été captée par Le Caire.
Les choses se précisent après la visite officielle de Kais Saïed en Egypte du 9 au 11 avril 2021. Son hôte, le maréchal Sissi, lui réserve un accueil chaleureux allant jusqu’à se déplacer pour le recevoir à sa descente de l’avion, fait rarissime.
A son retour à Tunis, il profite d’une visite à la mosquée Zitouna, la veille du mois saint de Ramadan pour lancer une pique à ses adversaires, rappelant que Dieu s’est adressé aux musulmans et non aux islamistes, une sortie qui n’a pas manqué d’être relayée dans la presse égyptienne proche du régime. Mais c’est sur le dossier de l’agrandissement du barrage de la Renaissance qui oppose Addis Abeba au Caire que le rapprochement des deux pays est le plus net. Rappelons que la Tunisie est le seul pays arabe représenté au Conseil de sécurité de l’ONU pour la période 2020-2022.
Lors d’une conférence de presse commune, le président tunisien va jusqu’à indiquer que « la sécurité nationale égyptienne était intimement liée à la tunisienne et que toute future position égyptienne sur le sujet serait appuyée par la Tunisie ». Faut-il voir un lien entre les positions pro-égyptiennes de Saïed et l’aide fournie par le Caire pour la crise du Covid ? En tout cas, depuis le 25 juillet, le régime de Sissi a affirmé son soutien à la Tunisie. Il en est de même pour l’Arabie Saoudite et les Emirats qui ont envoyé des délégations de haut niveau à Carthage ce qui n’a pas été le cas de la Turquie et du Qatar.
De l’alliance à la dépendance
En plus des aides financières et sanitaires que lui fournissent ces trois capitales, Saïed peut compter sur la discrétion de ces régimes autoritaires au sujet des atteintes à l’Etat de droit et aux libertés. Alors que les chancelleries occidentales – qui savent regarder ailleurs quand leurs intérêts sont en jeu – multiplient les appels au retour à la légalité, Riyad, Abou Dhabi et Le Caire apportent leur soutien sans faille au régime d’exception. Une bienveillance qui ne manquera pas de créer une dépendance d’autant plus forte qu’elle se fait sur le dos d’un ennemi commun : Ennahda.
Les relations avec les capitales occidentales reposent pour l’instant sur un équilibre précaire. Même s’il existe des nuances dans les positions des principaux partenaires de la Tunisie, le mot d’ordre est un soutien vigilant et une demande de retour rapide à un fonctionnement démocratique, fût-il nouveau. Les moyens de pression ne manquent pas, et ils sont principalement d’ordre financier. Les bras armés de Bruxelles et Washington s’appellent le FMI et la Banque mondiale. Le pays est embourbé dans une profonde crise financière et les bailleurs de fond sauront intervenir pour imposer aussi bien leur vision économique, politique que sécuritaire.
Rappelons à ce propos que le pays subit depuis un an des pressions à peine voilées sur le dossier migratoire. La fin du premier confinement en mai 2020 a marqué le début d’une forte augmentation de l’immigration irrégulière touchant notamment l’île de Lampedusa. En réaction, le gouvernement italien a envoyé pas moins de trois fois des délégations ministérielles pour trouver des accords accélérant le rapatriement des ressortissants tunisiens arrivés sur les côtes italiennes, souvent dans des conditions indignes comme le souligne le député des Tunisiens d’Italie, Majdi Karbai. De son côté, Kais Saied a conclu des accords non-publiés avec le gouvernement italien mais qui se sont traduits par des mesures sécuritaires supplémentaires au caractère liberticide.
Les Occidentaux peuvent également compter sur le peu d’appétence du président pour les théories économiques. En effet, en dehors des prix des denrées de base, le locataire de Carthage ne promet aucune révolution contre le système néolibéral. Le vice-président de la région MENA de la Banque Mondiale, Ferid Belhaj a sans doute pu s’en assurer lors de son entretien avec Saïed en date du 30 août 2021. Invité pour en parler sur Mosaïque FM, le haut fonctionnaire rappelle la convergence de vue de son institution et du FMI sur les « réformes » à mener et les acquis à préserver à l’instar de l’indépendance de la Banque centrale.
Le dernier communiqué des ambassadeurs du G7 montre que les pays occidentaux et le Japon ont préféré rendre publique les pressions sur Kaïs Saïed. Les atermoiements du président et son manque de résultats va favoriser ce genre d’initiatives d’autant que ses adversaires Ennahda et Qalb Tounes ne ménagent pas leurs efforts de lobbying auprès des instances occidentales, à l’instar du déplacement d’Oussama Khelifi et FethiAyadi à Vienne, mandatés par Ghannouchi,dans le cadre de la cinquième conférence internationale des présidents de parlements.
Préoccupations frontalières
La situation est également préoccupante aux frontières orientale et occidentale de la Tunisie. La diplomatie tunisienne a réussi à circonscrire le début d’une crise diplomatique avec Tripoli. En effet, s’adressant à ses concitoyens, le Premier ministre libyen, Abdelhamid Dbaiba, a accusé, le 27 aout, à mots couverts la Tunisie de lui envoyer des combattants terroristes. Le ministre des Affaires étrangères, Othman Jarandi condamne fermement ces propos le 31 août et les dément. Il n’est pas exclu que ces accusations soient indirectement un message d’Ankara, très influente en Libye et mécontente de la tournure des évènements, d’autant que la Tunisie soutient la nécessité de l’exfiltration des mercenaires convoyés par la Turquie dans la bataille contre Haftar.
Pour sa part, Alger multiplie les efforts diplomatiques et les aides sanitaires pour garder son influence en Tunisie. Le ministre algérien des Affaires étrangères, qui s’est rendu trois fois à Tunis depuis le 25 juillet, a déclaré que son pays « soutient la Tunisie contre toute ingérence étrangère ». L’Algérie estime que sa stabilité économique et sécuritaire passe inévitablement par celle de la Tunisie. Rappelons que Zine El Abidine Ben Ali a eu le feu vert d’Alger et de Rome avant de déposer Habib Bourguiba en 1987. La fin de règne chaotique du « Combattant suprême » menaçait le bon fonctionnement du gazoduc algéro-italien.
En contrepartie, Saïed veut s’assurer que la frontière occidentale du pays ne permette pas aux personnes poursuivies de s’extraire à la justice tunisienne. Nabil et Ghazi Karoui, arrêtés le 29 aout à Tébessa, l’ont appris à leurs dépens. Faut-il y voir un lien avec l’affaire Slimane Bouhafs ? L’opposant algérien, réfugié en Tunisie, vient d’arriver dans son pays d’origine. A-t-il été enlevé, expulsé ou échangé contre les frères Karoui ? Difficile d’avoir une réponse claire face au mutisme des autorités depuis son rapatriement le 25 août dernier.
Alger pourrait également demander à Tunis de se positionner dans le conflit qui l’oppose à Rabat. Les jours qui vont suivre nous diront si Saïed préférera choisir un camp dans cette guerre fratricide ou œuvrer au rapprochement des deux puissances maghrébines.
En décrétant l’état d’exception, Kaïs Saïed a provoqué un grand bouleversement géopolitique et reconfiguré le positionnement des puissances étrangères. Embourbé dans une grave crise qui ne s’est pas arrangée depuis plus d’un mois, il risque de se trouver à la merci de ses grands soutiens, peu portés sur la démocratie et l’Etat de droit sans s’affranchir pour autant de la pression occidentale.
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