La situation des droits humains en Tunisie est examinée, aujourd’hui, par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies dans le cadre de l’examen périodique universel (EPU). Cet examen est tenu tous les quatre ans. Pour l’occasion, les autorités tunisiennes ont présenté leur rapport sur l’état des lieux des droits humains en Tunisie depuis le dernier EPU de 2017. Des composantes de la société civile ont fourni leurs rapports alternatifs. Ces groupes comportent des dizaines d’associations, à l’instar de l’Association Tunisienne deDéfense des Libertés Individuelles (ADLI), Avocats Sans Frontières (ASF), le Syndicat National des Journalistes Tunisiens (SNJT) et l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates (ATFD). Des représentants de certaines de ces associations et des personnalités tunisiennes se sont déplacées en octobre à Genève pour présenter leurs recommandations sur ces thématiques.

La situation des droits de l’homme dans le pays a été traitée sous différents angles : les libertés publiques et individuelles, les droits socio-économiques et culturels, l’accès à la santé, la lutte contre les discriminations ou encore les droits environnementaux.

 

Conjoncture politique tumultueuse

 

Le rapport de l’Etat s’est vanté des réformes politiques globales entamées depuis le 25 juillet 2021 avec la mise en place d’un calendrier politique comprenant plusieurs étapes, dont la dernière se tiendra avec les élections législatives du 17 décembre 2022.

Cette présentation de l’évolution positive de la conjoncture politique a été contestée par la société civile, qui a exprimé ses préoccupations quant aux dangers des mesures exceptionnelles décidées depuis le 25 juillet.

Le virage du 25 juillet a permis, selon elle, au président de la République d’édicter plusieurs décrets « lui permettant de concentrer les pouvoirs législatif et exécutif. Il a abrogé la majeure partie de la Constitution, immunisé ses actes de toute voie de recours, dissout l’Instance provisoire de contrôle de constitutionnalité des projets de loi, et prévu de créer une commission pour l’aider à élaborer les projets de révision relatifs aux réformes politiques », dénonce le rapport synthétique de la société civile.

Cette inquiétude a été exprimée par la militante des droits humains et professeure de droit public, Hafidha Chekir dans le cadre d’une rencontre débat autour du l’EPU entre la société civile et des représentants de l’Union européenne, le 7 octobre. « On se dirige vers la mise en place d’un parlement converti en une chambre d’enregistrement des projets politiques du président de la République. Quant aux autres pouvoirs, ils seront neutralisés par l’exécutif », prédit-elle, lors de cette rencontre tenue à l’initiative de l’organisation non-gouvernementale Kvinna til Kvinna et l’ambassade de Suède.

Ces associations ont exprimé également leur inquiétude quant à l’indépendance de la justice suite à la décision du président de la République de dissoudre le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), en lui substituant un conseil provisoire, dont il a décidé de la composition par décret-loi. Ce même texte octroie à Kais Saied le pouvoir de s’ingérer dans l’évolution de la carrière des magistrats.

Cette politique du président de la République est aggravée par la formation lacunaire des magistrats sur les thématiques de droits humains. Ces derniers ont généralement une interprétation des lois très conservatrice et restrictive des libertés.

 

Verrouillages de l’espace public

 

Les rapports de la société civile tirent la sonnette d’alarme concernant le verrouillage de l’espace public avec la hausse du nombre de cas de civils déférés devant des tribunaux militaires pour avoir critiqué la personne ou la politique de Kais Saied.

En outre, ils ont relevé la recrudescence des restrictions arbitraires des libertés par le ministère de l’Intérieur depuis le 25 juillet ainsi que l’usage disproportionné de la force lors de manifestations pacifiques. Le rapport synthétique fait état d’arrestations et de détentions arbitraires massives des manifestants, des défenseurs des droits de l’homme et des mineurs.

De leur côté, les autorités tunisiennes se défendent en assurant que les manifestations et autres mouvements de protestation sont sécurisés d’office. « C’est uniquement lorsque ces rassemblements cessent d’être pacifiques qu’il est graduellement fait recours à l’usage légal de la force », a indiqué leur rapport. Une prétention démentie par la vague de répression qui s’est récemment abattue sur les protestataires.

Dans ce contexte, la société civile relève la persistance de l’impunité des individus coupable de crimes de torture.

 

Les droits et libertés brimés

 

Le rapport des autorités tunisiennes s’est prévalu de la ratification de plusieurs conventions et de l’adoption de textes juridiques allant dans le sens du renforcement des droits humains en Tunisie, à l’instar de la loi relative à la lutte contre la violence à l’égard des femmes, ou encore celle sur l’élimination de la discrimination raciale.

Des mesures jugées insuffisantes par les composantes de la société civile. « L’Etat n’œuvre pas à l’application réelle de la loi 58 sur les violences faites aux femmes. Une convention conjointe multisectorielle pour la prise en charge des femmes victimes de violence a été signée par différents ministres et des manuels d’action sectoriels ont été élaborés, mais ils n’ont pas été mis en œuvre », regrette Hafidha Chekir.

De son côté, le représentant de l’association Beity, Ramy Khouili, a souligné, lors de la rencontre avec les représentants de l’UE, que l’Etat tunisien n’est pas en train de s’attaquer aux causes profondes des inégalités entre hommes et femmes, qui constituent les soubassements des violences à l’égard des femmes. « Aucune réforme n’a vu le jour pour abolir les inégalités dans le Code du Statut personnel, ni dans le Code pénal », dénonce-t-il. Et de poursuivre :

Non seulement, les droits des femmes n’ont pas été consolidés mais on bride désormais leurs acquis en renonçant à la parité intégrale entre les hommes et les femmes lors des élections à venir.

Le représentant de Beity réclame dans ce cadre l’instauration d’une égalité devant la loi et en droit. Pour leur part, les autorités tunisiennes se vantent de la situation exemplaire des femmes en mettant en avant la nomination d’une femme, en l’occurrence, Najla Bouden, à la tête du gouvernement en octobre 2021.

 

Abandon du test anal : le désistement de l’Etat

 

Lors de l’EPU de 2017, les autorités tunisiennes s’étaient engagées à mettre fin à l’examen anal. Accusé d’avoir failli à cet engagement, l’Etat se défend : « L’objectif de l’examen anal n’est pas de déterminer l’homosexualité ou l’orientation sexuelle des personnes. Il est pratiqué sur toutes les victimes, car c’est le seul moyen de prouver qu’elles ont subi un acte sexuel par pénétration anale. Cet examen n’est pratiqué qu’avec le consentement de la personne concernée et n’est pas considéré comme une présomption d’infraction, conformément à l’article 230 du Code pénal ». Et de rappeler que la Tunisie a voté en faveur de la résolution du Conseil des droits de l’homme de 2019 renouvelant le mandat de l’expert indépendant sur la protection contre la violence et la discrimination fondées sur l’orientation sexuelle. Ce dernier a effectué une visite dans le pays en juin 2021. « Une première du genre dans la région », se sont félicitées les autorités tunisiennes.

Cependant, dans les rapports présentés à l’ONU, la situation des personnes LGBTQI+ est décriée par la société civile. Celle-ci réclame l’arrêt immédiat du recours au test anal comme moyen de prouver l’homosexualité ainsi que l’abrogation de l’article 230 du Code pénal criminalisant l’homosexualité et de tous les articles invoqués pour arrêter, juger et sanctionner les personnes LGBTQI+, notamment les articles 226 à 232 du Code pénal.

Des activistes dénoncent la poursuite de l’usage du test anal et du test de virginité dans le cadre d’affaires judiciaires. Pour Lina Elleuch de l’association Mawjoudin, « On ne peut pas parler de consentement des accusés pour un test destiné à les mettre en prison ». Elle se montre pessimiste.

Nos attentes sont minimes concernant cet EPU face à un Kais Saied indifférent aux pressions internationales,

nous confie Lina Elleuch.

De son côté, Ramy Khouili appelle à exhumer le rapport de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe) prévoyant de nombreuses avancées en matière des droits et libertés. «Chaque pouvoir a tendance à faire table rase des acquis qui l’ont précédés. Or, il faut bâtir sur les avancées et le rapport de la Colibe en est une », a-t-il revendiqué.

 

Un espace civique menacé

 

Les rapports de la société civile ont exprimé des inquiétudes quant au projet de réforme du décret-loi 88 de 2011 régissant les associations. Ils ont mentionné notamment l’octroi d’un pouvoir discrétionnaire aux autorités pour la formation, le contrôle et la dissolution des associations. Cette réforme en gestation intervient dans le cadre d’une politique répressive entravant la création d’associations défendant les droits et libertés, en particulier celles des minorités sexuelles et religieuses, ont-ils révélé.

Le verrouillage de l’espace civique est la mère de toutes les batailles, a déclaré à Nawaat, Imed Zouari, qui faisait partie de la délégation dépêchée à Genève.

La stagnation de la situation des droits humains ne date pas du règne de Kais Saied. Du dernier EPU de 2017 à celui de 2022, il y a trois années pendant lesquelles les gouvernements successifs n’ont pas exprimé une réelle volonté d’entamer des réformes,

constate Zouari.

Il cite l’exemple du gel des deux commissions mises en place auprès du ministère de la Justice pour la révision du Code pénal et du Code des procédures pénales conformément aux normes relatives aux droits de l’homme.

Imed Zouari estime que les craintes de la société civile concernant une détérioration de la situation des droits humains sont justifiées. Les propos du président de la République contre l’égalité ou les débats sur l’inscription de la Charia dans la nouvelle constitution, ne contribuent pas à dissiper les craintes.

« Nous allons faire face aux dérives de Saied comme on l’a fait avec les régimes précédents. Mais le principal danger réside actuellement dans le blocage du dialogue politique avec un exécutif non soumis à aucun contrôle et avec un espace civique réellement menacé », a-t-il insisté. « C’est la mise à mort des contre-pouvoirs qui est en jeu, notamment de la société civile qui n’a cessé de jouer un rôle important pour la préservation et la consolidation des droits et libertés », conclut-il.