Il aura fallu près de cinq mois à Kaïs Saïed pour proposer un plan de sortie de l’état d’exception enclenché le 25 juillet 2021. Ainsi, dans son allocution du 13 décembre 2021, le président a précisé les jalons qui allaient permettre d’en finir avec les dispositions exceptionnelles. Un débat national, sous forme de consultation électronique doit recueillir, durant le premier trimestre de 2022, les doléances des Tunisiens.

Une commission prendra alors le relais pour formuler des propositions au chef de l’Etat qui soumettra un ensemble de réformes aux électeurs. Enfin, l’Assemblée des représentants du peuple, élue en 2019, restera gelée jusqu’à l’élection d’une nouvelle chambre, le 17 décembre 2022. Et le président de préciser que cette élection marquerait la fin de l’état d’exception. A la veille de ce scrutin, nous interrogeons cette affirmation.

L’Assemblée des représentants du peuple ne sera pas intégralement constituée à l’issue du scrutin du 17 décembre

Le boycott des élections par une large partie de la classe politique et les conditions imposées aux aspirants à la députation ont considérablement limité le nombre de candidatures valides pour le Palais du Bardo. Ainsi, dans sept circonscriptions des Tunisiens de l’étranger, le scrutin n’aura tout simplement pas lieu, faute de concurrents. Dans dix autres, il n’y aura qu’un seul compétiteur, celui-ci sera élu d’office.

L’élection se jouera sur un seul tour dans toutes les circonscriptions où ne s’affronteront que deux candidats. Pour les autres, un second tour sera organisé dès lors qu’aucun candidat ne recueille la majorité absolue. Dans ce cas, les deux personnes arrivées en tête s’affronteront. Les résultats définitifs du premier tour, après l’épuisement de tous les recours, seront déclarés au plus tard le 19 janvier et ceux du second tour le seront le 3 mars.

En tout état de cause, l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) sera au moins amputée de sept de ses membres, ceux représentant les circonscriptions où un scrutin ne se sera pas déroulé. L’article 139 de la Constitution précise que le président de la République garde le pouvoir législatif « jusqu’à ce que l’Assemblée des représentants du peuple prenne ses fonctions après l’élection de ses membres ». L’interprétation que fera Saïed de cette disposition déterminera si l’Assemblée pourra légiférer en dépit de la vacance de sept de ses membres.

L’élection du 17 décembre ne permettra pas de former tout le Parlement

C’était l’une des surprises du projet constitutionnel que Kais Saied a soumis au référendum du 25 juillet 2022. Le système politique qui en est issu repose sur un Parlement bicaméral. En effet, l’ARP ne sera que la chambre basse du pouvoir législatif. Alors que son projet initial de démocratie par la base était monocaméral, le chef de l’Etat a décidé d’introduire un Sénat, appelé « Conseil des régions et des districts » (CRD). Les articles de 81 à 86 relatifs à cette chambre ne sont pas très détaillés. Ce que l’on sait, c’est que les membres de cette instance sont désignés au suffrage indirect : chaque conseil régional désigne trois membres qui vont siéger au CRD. La Constitution renvoie à la loi électorale les modalités d’élection des CRD. L’unique article constitutionnel (le 133) qui évoque les collectivités territoriales, ne précise pas si les conseils régionaux doivent être élus, comme cela était prévu dans la Constitution de 2014. Par ailleurs, la loi fondamentale confie au législateur le soin de définir les relations entre les deux chambres du Parlement, notamment en cas de votes opposés sur un texte. Il semble très difficile que le CRD voie le jour en même temps que l’ARP.

L’essentiel des dispositions exceptionnelles aurait déjà dû être abrogé

Les articles 139 à 142 de la Constitution de 2022 encadrent la sortie de l’état d’exception. Ils précisent que la nouvelle Loi fondamentale entre en vigueur dès sa promulgation, à l’exception de la partie législative. Comme nous l’avons déjà vu, le président de la République continuera à légiférer jusqu’à la mise en place d’une ARP. La Cour constitutionnelle, dont les membres sont désignés selon des critères automatiques (fonction et ancienneté), aurait dû être mise en place. Elle aurait donné son avis sur des textes dont la constitutionnalité est mise en doute par des juristes. On pense notamment au décret-loi 54 mais aussi au décret-loi 55 organisant les élections législatives.

Une nouvelle ISIE, composée selon la Loi fondamentale de 9 membres, aurait également dû être formée. Mais Kais Saied a préféré aller à l’encontre de sa propre constitution et continuer à agir dans le cadre du décret 117 du 22 septembre 2021. On notera enfin que le chef de l’Etat, élu sur la base de la Loi fondamentale de 2014, n’a toujours pas prêté serment sur le nouveau texte.

Quid de la production législative ?

Le décret 117 permet au président de la République de légiférer par décrets-lois. Ceux-ci ne sont soumis à aucun contrôle de constitutionnalité et ne sont susceptibles d’aucun recours. Cette configuration est justifiée par les mesures exceptionnelles prises en vertu de l’article 80. Mais qu’en sera-t-il pour l’état d’exception ? La nouvelle constitution, y compris dans ses dispositions transitoires, ne traite pas ce cas de figure. Pour l’avocat et ancien juge administratif, Ahmed Souab, le nouveau Parlement a la faculté d’amender voire d’abroger les décrets-lois. Le juriste rappelle que la Tunisie a connu une situation similaire après la chute de Ben Ali. Le 6 février 2011, le Parlement a autorisé le président par intérim, Foued Mebazaa à légiférer par décrets-lois dans certains domaines. Mais, sous la pression du sit-in Kasbah 2, le chef de l’Etat a dissous les chambres législatives et récupéré leurs attributions. Un consensus a alors été trouvé chez les constitutionnalistes pour estimer qu’une assemblée élue, représentant la volonté populaire, a le droit de modifier ces décrets-lois. Mais rien ne dit que le nouveau pouvoir, qui est déjà allé à l’encontre de certaines jurisprudences, accepte que sa production législative soit détricotée.

La nouvelle Constitution grave dans le marbre bon nombre de dispositions de l’état d’exception

L’article 80 de la Constitution de 2014, utilisé pour enclencher les dispositions exceptionnelles précise que celles-ci «doivent avoir pour objectif de garantir, dans les plus brefs délais, le retour au fonctionnement régulier des pouvoirs publics». Or le nouveau régime grave dans le marbre un certain nombre d’éléments de la gouvernance post-25 juillet 2021. C’est ainsi que le Parlement, considéré par Kais Saied comme constituant « un péril imminent », a vu ses prérogatives diminuées. Si, en théorie, il peut contrôler l’action du gouvernement, celui-ci n’émane plus de lui. Les conditions de la motion de censure (enclenchée après signature de la moitié des membres des deux chambres et votée au deux-tiers de chacune d’elles) la rendent quasi-impossible dans la pratique. Dans le cas, encore moins probable d’une seconde censure, le chef de l’Etat peut soit accepter la démission du gouvernement soit dissoudre le Parlement ou l’une de ses deux chambres. Le nouveau mode de scrutin, uninominal à deux tours, affaiblit les partis et empêche la constitution de blocs sur une base programmatique. En outre, le président garde un certain contrôle sur l’appareil judiciaire en nommant les juges « sur proposition du Conseil supérieur de la magistrature compétent ». Le chef de l’Etat peut légiférer par décrets-lois durant les vacances parlementaires (juillet-octobre). Dans un certain nombre de cas, le Parlement peut être contourné au profit du référendum. La plupart des contrepouvoirs sont considérablement affaiblis au profit du Chef de l’Etat. Ce dernier jouit d’une immunité totale de toute son action et ne peut en aucun cas rendre des comptes. Alors que depuis les années 1970, les constitutions ont prévu des cas d’impeachment, désormais le maître de Carthage est intouchable.

Dans son livre « Les dérives contraires, autour de Carl Schmitt » (Cérès, 2022), le politologue Hatem M’Rad résume d’une formule lapidaire le décret 117 régissant l’état d’exception : «Tout ce qui ne relève pas du président Kais Saied à titre principal relève encore du président à titre subsidiaire». L’élection d’une Assemblée structurellement affaiblie ne changera pas fondamentalement cet état de fait.