Alors que cet été 2023 tire à sa fin, la crise du pain continue de faire des remous en Tunisie. Partout dans le pays, les citoyens doivent patienter devant les boulangeries dans des files interminables, pour espérer repartir avec une baguette ou autre pain subventionné. Face à la montée de la grogne, le président de la République décide de s’emparer de la question. Mobilisant le registre habituel du complot et de la dénonciation des spéculateurs et autres contrebandiers, le locataire de Carthage évacue tous les éléments structurels à même d’expliquer cette crise.

Pour donner du crédit à sa rhétorique, le chef de l’Etat publie sur la page Facebook de la présidence un tableau récapitulatif des saisies de matières premières destinées à la fabrication du pain, en se gardant bien de dire ce que représentent ces quantités par rapport à la consommation journalière de la population tunisienne. Dans un premier temps, le ministère du Commerce interdit aux boulangeries « non classées » de vendre du pain réalisé avec les farines subventionnées. Mais face à la protestation des professionnels, les autorités rétropédalent : il est désormais autorisé de vendre des pains plus petits (un maximum de 20 cm de longueur et de 23 cm de diamètre) ne portant pas la désignation de baguette, à 200 millimes l’unité. En outre, les commerces en question ne pourront plus se prévaloir de l’appellation de boulangeries.

Si ces changements attisent le mécontentement des professionnels, ils ne modifient pas fondamentalement la donne. En effet, pour éviter les files d’attente et la rupture des stocks, les citoyens se retrouvent bien souvent obligés d’acheter le pain non subventionné. Du reste, le tri des bénéficiaires ne se fera pas sur des critères sociaux mais sur la possibilité de faire la queue aux heures de disponibilité du pain, voire sur les bonnes relations entretenues avec le boulanger du coin. En somme, cette situation revient dans les faits à une levée détournée des subventions. Et ceci n’a rien d’inédit : lors des précédentes pénuries d’huile de friture et de sucre, les consommateurs se sont résignés à acheter les produits non subventionnés. Une situation maintes fois dénoncée par le secrétaire général de l’UGTT, Noureddine Tabboubi, qui a fustigé les moyens détournés utilisés par les autorités pour habituer le Tunisien à acheter des produits non pris en charge par l’Etat.

Réduction de la masse salariale

Comme nous l’avons déjà évoqué dans un précédent article, la question d’une purge au sein de l’Administration revient de plus en plus souvent, au point de figurer en tête des missions confiées au nouveau Chef du gouvernement, Ahmed Hachani. Le périmètre de cet « assainissement » commence à se préciser. Ainsi, l’on apprend qu’il portera sur les personnes recrutées au sein de la fonction publique à partir de 2011. Il est aisé de voir le potentiel politicien de cette opération. Cela permet à la fois l’éviction d’adversaires politiques qui feraient office de bouc-émissaire et justifie le peu de résultats obtenus par l’exécutif. Mais cette méthode pourrait avoir un autre avantage. En sabrant dans les effectifs recrutés après 2011, le gouvernement pourrait réduire la masse salariale de l’Etat. Rappelons par ailleurs qu’un accord avec l’UGTT permet de contenir les augmentations de rémunération des agents publics jusqu’en 2025. Ainsi, les autorités pourront à la fois se lancer dans une chasse aux sorcières au sein de l’Administration tout en réduisant la dépense publique en matière d’émoluments des agents de l’Etat.

Or, ces deux éléments – la baisse des subventions et la réduction de la masse salariale – font partie des sujets qui bloquent l’accord entre la Tunisie et le Fonds monétaire international (FMI). Adoptées en octobre 2022 entre les experts du gouvernement et ceux de l’institut de Breton Wood, ces dispositions figurent dans le décret-loi de finance pour l’année 2023. En l’absence d’un Parlement au moment de son adoption, ce texte a été signé par Kais Saied et n’a toujours pas été modifié par une loi rectificative. Par ailleurs, en dépit des discours virulents du chef de l’Etat, Tunis n’a pas retiré sa demande d’assistance auprès du FMI, même si les discussions semblent être au point mort. En l’absence de soutiens financiers massifs des partenaires non-occidentaux de la Tunisie, il semble qu’un compromis avec l’institution washingtonienne soit la seule issue pour le régime, et ce, malgré les déclarations altermondialistes de Kais Saied.

Garde-frontière de l’Europe

Sur le plan des relations internationales, il existe également un hiatus entre les proclamations souverainistes des autorités et la réalité du terrain. La Commission européenne, sous la pression du gouvernement italien de Giorgia Meloni, a signé un mémorandum avec le régime pour un partenariat « global ». Comme nous l’avons déjà souligné, la question migratoire constitue la pierre angulaire de cette entente. A en croire la rhétorique officielle,  la Tunisie n’a pas vocation à être la gardienne des frontières d’autres États. Mais les discours sont contredits par les faits. En bloquant les départs ou en refoulant les embarcations en Méditerranée, les autorités assument de facto le rôle de garde-frontières de l’Union européenne. Alors que les autorités bruxelloises ne peuvent ignorer le traitement infligé aux migrants subsahariens depuis le communiqué du 21 février 2023, elles ont préféré coopérer avec des autorités qui leur permettront de ne pas être accusées de malmener les droits humains sur leur territoire.

Si le mémorandum devait se concrétiser, il aurait pour autre conséquence le maintien de l’arrimage de la Tunisie dans la zone d’influence occidentale. Tandis que des acteurs comme la Chine, la Russie et la Turquie se déploient de plus en plus sur le continent africain, Tunis reste dans le giron de l’Ouest. Là encore, les ambitions d’un rapprochement avec les BRICS, vanté par les proches du régime, ne trouvent aucune concrétisation. En outre, la non-admission de « la grande sœur » algérienne dans ce groupe, rend peu probable tout virage géopolitique de Tunis.

Alors que les contradictions se font de plus en plus grandes entre le discours officiel et la réalité du terrain, les autorités ont choisi la menace et la répression. C’est dans ce cadre que s’inscrit le communiqué conjoint des ministres de la Justice, de l’intérieur et des technologies de l’information. Le document rappelle en réalité les dispositions de l’article 24 du décret-loi 2022-54, très décrié par l’opposition et les ONG. Quelques jours plus tard, c’est le ministère des Affaires étrangères, de l’émigration et des Tunisiens de l’étranger qui publie un communiqué allant dans le même sens. En privilégiant la menace, le régime semble pousser vers une « vérité officielle » et réprimer tout discours à même de souligner la distance de plus en plus importante entre les proclamations et le réel.