Les slogans scandés par les Ultras en Tunisie ont toujours traduit les souffrances et les aspirations de la jeunesse face à des situations de crise. Dans les tribunes, les chants vont bien au-delà du simple soutien sportif pour devenir une voix contestataire revendiquant les droits d’une génération broyée par la marginalisation et le chômage. A travers leurs messages transcrits sur les banderoles et criés dans les chants, les ultras expriment, en fait, la désillusion des jeunes face à des politiques qui continuent à ignorer leurs aspirations. Petit à petit, ces groupes sont devenus les porte-voix de toute une génération.

Enveloppé dans une écharpe noire arborant l’emblème de son groupe, Fares (nom d’emprunt) sillonne les ruelles étroites du quartier populaire où il a grandi. Sur les visages des passants se lit un mélange de curiosité et de familiarité. Aujourd’hui n’est pas un jour comme les autres : c’est jour de match ! Les jeunes forment des caravanes marchant vers le stade, avec des cœurs qui vibrent. Il retrouve ses camarades ; les discussions oscillent entre plaisanteries grinçantes et analyses hâtives. Mais, derrière cette ambiance bon enfant, tous appréhendent ce qui les attend. Car entrer au stade n’est pas seulement accéder aux gradins, c’est, d’abord, franchir une barrière faite de répression systématique.

Les portes des stades : points de contrôle ou d’humiliation ?

Devant la porte du stade olympique de Radès, le temps semble s’arrêter un instant.  Les regards croisent des uniformes de police, avec ses différents corps, munis de matraques et d’armes pour, dit-on, «sécuriser un événement sportif». La fouille commence, mais il ne s’agit plus seulement d’une mesure de sécurité, mais d’une initiation à l’humiliation. Des mains fouillent les poches comme si elles cherchaient des preuves de culpabilité. Des ordres fermes et injustifiée, pleuvent : « Enlève tes chaussures !», « Retire ta casquette !», « Vide tes poches !», « Jette la monnaie !» Le ton est martial, imposant un respect strict et sans objection des ordres. Fares se tient pieds nus sur le sol glacé, sous les regards fixés des agents, comme un accusé comparaissant devant un tribunal.

Des jeunes du groupe ultras Saheliano, en tenue noire, traversant les ruelles de la ville de Sousse, pour se rendre au stade – Saheliano 2007

Des caméras s’approchent de leurs visages, et des photos sont prises sans aucune explication, comme si leur seule présence sur place était un délit sur lequel il fallait enquêter. Puis viennent les questions, auxquelles l’on n’attendait vraiment aucune réponse : « Pourquoi êtes-vous vêtus en noir aujourd’hui ? Où avez-vous mis les fumigènes ? De quelle ville venez-vous ? » Il ne s’agit pas d’un interrogatoire, mais d’une démonstration de force, une provocation destinée à saper le moral des supporters avant le début du match. Et entre une bousculade provoquée et un sourire narquois d’un agent, Amin regarde ses camarades : certains se mordant les lèvres pour réprimer leur colère, d’autres sourient pour ne pas donner aux policiers le plaisir de lire l’exaspération dans leurs yeux. Mais il sait que ce n’est pas la fin. Une fois cette porte franchie, toutes les humiliations se dissiperont dans les tribunes, là où la voix est plus forte que les oukazes, et où chaque cri pour la liberté devient une petite victoire qui se renouvelle à chaque match.

Les messages des ultras sous surveillance préalable

Dès les premiers instants du match, et avant le coup de sifflet de l’arbitre, les tribunes commencent à vibrer. Le tifo se déploie dans les gradins, les chants s’élèvent, et tout le monde jouit de voir cette joie débordante, fruit d’un long et dur travail. Ce moment où le tifo se hisse dans le ciel n’est pas qu’une performance artistique ou esthétique : il traduit, dans son essence même, une affirmation de résilience et de volonté collective inflexible.

Déploiement du tifo de la Curva Sud au stade de Radès – Zapatista Esperanza 07

Approché par Nawaat, un des membres des ultras –qui, généralement, refusent de parler aux médias ou ne communiquent qu’avec une grande prudence-, évoque la relation complexe et tendue entre les groupes ultras et les forces de police, en affirmant : «Le pouvoir cherche constamment à imposer de multiples restrictions à ces groupes», à travers ce qu’il appelle « une répression douce » qui se manifeste, selon lui, par une série de mesures restreignant la liberté d’expression. Tout est passé au peigne fin : les images, et surtout les messages que véhiculent ces œuvres lors des matchs. Il souligne que le ministère de l’Intérieur exige une autorisation préalable –des services de sécurité- pour introduire tout tifo ou message dans les stades. Officiellement, cette mesure est présentée sous le signe du respect de la liberté d’opinion et de création. Mais selon notre interlocuteur, elle sert en réalité à instaurer une censure discrète ou préalable. L’objectif étant d’empêcher tout message susceptible de ternir l’image du pouvoir ou de soulever des questions taboues sur, par exemple, la manière dont sont gérées les affaires de l’État.

Dans les jours précédant le match, chaque groupe d’ultras travaille des nuits entières à la confection du tifo. C’est plus qu’un simple travail artistique. Sa réalisation exige un travail de fourmi impliquant tous les membres qui passent de la peinture au carton. Mais cette préparation n’est jamais facile, car les moyens sont limités, le temps compté, et la crainte d’une interdiction par les autorités les taraude constamment. Ils savent qu’à tout moment, la police peut venir tout arrêter, et réduire ainsi à néant des jours de labeur, sous prétexte de « rassemblement non autorisé ». Ces moments nécessitent patience et endurance, car la confection d’un tifo peut prendre des semaines, voire des mois, avec ce que cela entraine comme dépenses. Les groupes, qui jouissaient autrefois d’une plus grande liberté d’expression, commencent à sentir l’étau se resserrer contre eux. C’est pourquoi, certains d’entre eux ne s’y hasardent plus, par peur de voir leur tifo rejeté par les autorités. Cela leur est déjà arrivé à plusieurs reprises. Dans ce contexte, la « répression douce », évoquée par Fares, devient une arme redoutable entre les mains du pouvoir pour semer un climat de stress et de peur parmi les ultras. Ainsi, de nombreux leaders de groupe préfèrent éviter de mettre des messages à connotation politique ou des slogans revendicatifs susceptibles de déranger le régime. Ils ont le sentiment de mener une bataille constante pour préserver leur capacité à s’exprimer librement. Cela dit, au moment où le tifo s’élève dans les tribunes, la joie ressentie balaie toutes les peurs. Les Ultras se sentent fiers d’avoir vaincu l’interdiction et la censure, tout en adressant un message clair au pouvoir : ils continueront à défendre leur voix et affirmer leur volonté de s’exprimer, envers et contre tout, malgré toutes les pressions qui s’exercent sur eux.

L’ambiance dans la Curva Nord au stade de Radès, où sont déployés des portraits d’Omar Laabidi, dit le martyr des stades – North Vandals

A Gabès, les Ultras portent l’étendard de la lutte sociale

Ces dernières années, le mouvement ultra s’est considérablement développé. Il ne se limite plus aux faubourgs de la capitale comme à ses débuts, mais s’étend à de nombreuses régions et gouvernorats, longtemps oubliés par les politiques de développement. Gabès est l’une de ces régions qui ont connu une grande transformation grâce à la montée en puissance des Ultras sur leur territoire. Ce mouvement a su s’imposer sur la scène publique par des moyens non conventionnels. Sortant des stades, il a investi les débats autour des questions sociales et politiques les plus sensibles, jusqu’à devenir une force active dans la défense des droits de la région, portant ses revendications sur la scène nationale.

En tête des questions sociales qui occupent les citoyens à Gabès : l’environnement et la pollution. Le mouvement ultra de cette ville s’est distingué par ses positions très engagée contre la dégradation de l’environnement. Au centre de ces problèmes, celui du complexe chimique de la région, source de graves menaces écologiques et sanitaires. Les Ultras ont mis en garde contre ces risques qui pourront s’aggraver si rien n’est fait pour endiguer le problème. A ce propos, plusieurs membres du groupe ultras de Gabès ont confié à Nawaat, que chaque action de protestation ou message qu’ils portent est systématiquement suivi de campagne de répression de la part des autorités. Aussi, toutes leurs participations à des actions aux côtés d’autres activistes, dénonçant les « politiques d’empoisonnement » de Gabès », sont surveillées et réprimées.

Décembre 2024, Gabès – Les ultras Eagles 09 présents en force dans une manifestation hors des stades pour dénoncer le désastre environnemental dans la région – Eagles 09 (Gabès)

Un membre de ce groupe témoigne pour Nawaat :

Le pouvoir considère Gabès comme un terrain d’essai pour les produits chimiques, sans aucun égard pour la santé des gens et de leurs enfants. Aujourd’hui, nous vivons dans un environnement pollué, sans air pur à respirer, ni plages propres où l’on peut passer du bon temps. Gabès est en train de devenir lentement une région empoisonnée. Et si ça continue, on risque d’arriver à un point où la population sera privée des conditions de vie les plus élémentaires. 

Par ailleurs, ces groupes ont lancé une campagne sous le slogan « Pour une mobilisation unifiée», appelant à conjuguer les efforts et l’entraide entre tous les groupes. Ils souhaitent aplanir les divisions et les divergences internes pour unir leurs rangs face à la répression des autorités qui, elles, ciblent tous les groupes sans distinction, à travers toutes les régions du pays.

Dans la conjoncture actuelle, marquée par une lourde stagnation des mouvements sociaux et un relâchement général dans la contestation et la critique du pouvoir, les Ultras sont confrontés à de grands défis pour affirmer leur présence. Longtemps à l’avant-garde des mouvements de protestation, ils demeurent aujourd’hui, l’une des rares forces capables de rompre cette inertie sociopolitique et de résister à la résignation ambiante. A travers leur initiative, les Ultras cherchent à impulser une nouvelle dynamique aux tribunes, en démontrant que la soumission générale au pouvoir ne fera qu’éroder les libertés et restreindre davantage les espaces d’expression des groupes « rebelles ». Ils se tiennent toujours prêts à l’affrontement, la voix haute et le visage découvert, pour poursuivre leur lutte contre tout ce qui peut menacer leur existence ou saper leurs valeurs. Ils sont plus que jamais convaincus de l’importance du changement et d’une participation active aux combats de la société.

Tifo de la Curva Nord au stade de Radès, en soutien à la résistance palestinienne – Leaders Clubiste

Entre mémoire collective et surveillance sécuritaire : De «Taalem aoum !» à «NO FAN ID»

Depuis peu, le mouvement ultra tunisien fait face à une escalade menée par le ministère de l’Intérieur. Ce climat de tension a commencé en mars 2018, après la mort du jeune supporter Omar Laâbidi, décédé suite à une course-poursuite avec la police dans les parages du stade de Radès. Il s’est noyé dans un ravin boueux, malgré ses supplications adressées aux policiers en leur disant qu’il ne savait pas nager. Le malheureux supporter eut cette réponse froide : « Taalem aoum !» (Apprends à nager !) Ce crime n’a pas été une simple bavure, mais l’étincelle qui a déclenché la colère des supporters. Il a inspiré la campagne à la forte charge symbolique : « Taalem aoum , lancée en réponse au meurtre d’Omar Laâbidi. Progressivement, cette campagne est devenue un creuset de la lutte pour la justice et contre l’impunité. Des acteurs de la société civile l’ont adoptée, appelant les autorités à faire de la date de la mort du jeune Omar, le 31 mars de chaque année, une journée nationale de lutte contre l’impunité des bavures policières. Les protestations sont alors sorties des tribunes pour investir la rue, créant un engouement sans précédent ainsi qu’une large adhésion de tous les groupes ultras, mais aussi des associations et des syndicats. Cette initiative a rapidement fait des émules à travers tout le pays.

Tifo de la Curva Nord, dénonçant l’impunité accordée aux meurtriers du jeune Omar, après la requalification de l’acte comme « homicide involontaire » – Campagne « Taalem aoum ! »

Le ministère de l’intérieur, par la voix de ses porte-parole officiels et officieux dans plusieurs médias, fait la promotion du projet « FAN ID » (Carte du supporter). Ce projet conditionne l’accès aux stades à la possession, par les supporters, d’une carte d’identité spécifique. Cela permet une surveillance policière accrue et un contrôle plus rigoureux de toute personne entrant dans les stades, en particulier dans les périmètres appelés «virages ». Les groupes ultras voient dans ce projet une menace directe à leur existence, car il enfreint la liberté de mouvement et viole les données personnelles des spectateurs. Pour eux, l’idée de « FAN ID » est une énième tentative de contrôle des foules et de restriction de leurs mouvements, à l’intérieur comme à l’extérieur des stades.

Ainsi, les Ultras sont passés de la défense d’une cause individuelle à une confrontation plus large, dont l‘enjeu est de défendre les libertés publiques dans les stades. Bien que cette mesure n’ait pas encore été mise en œuvre, les groupes ultras ont d’ores et déjà lancé une contre-campagne collective sous le slogan «NO FAN ID», exprimant leur rejet absolu de toute tentative de limiter la liberté d’expression des supporters à l’intérieur des stades. Plus encore, les Ultras ont menacé de boycotter les stades la saison prochaine, si les autorités maintiennent leur projet, et si les directions des clubs venaient à s’y soumettre. Ils ne cessent de rappeler que cette mesure ne conduirait pas seulement à la fermeture des stades aux supporters, mais constituerait une nouvelle étape vers la restriction des libertés publiques dans le pays. En définitive, la campagne « NO FAN ID » n’est pas seulement une bataille contre une mesure sécuritaire, mais le prolongement d’un combat plus large assumé par les Ultras tunisiens contre la répression systématique qui sévit dans le pays.

Si « Taalem aoum ! » et les luttes passées ont marqué un tournant dans les relations entre les Ultras et le ministère de l’Intérieur, la campagne « NO FAN ID » annonce un bras de fer qui commence déjà à prendre de l’ampleur. Elle reflète une prise de conscience croissante des citoyens en matière de droits civils et leur besoin constant de contester les politiques répressives qui gagnent des pans entiers de la vie quotidienne.

Dans ce contexte, les mouvements ultras ne peuvent être réduits en Tunisie à de simples groupes de supporters des équipes sportives. Il est temps de reconnaitre leur combat comme un instrument de lutte contre la répression politique et la marginalisation sociale. Par leurs slogans, leurs chants et l’audace de leurs messages, ces groupes remettent en cause le discours autoritaire du pouvoir et s’opposent à ce populisme qui tente d’absorber la colère populaire sans fournir de véritables solutions. En somme, les Ultras redéfinissent la relation entre la jeunesse et l’espace public, en montrant que les stades ne sont pas seulement des espaces de jeu, mais de véritables arènes où s’expriment les revendications d’une société entière.


Ce dossier a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Assafir Al-Arabi, BabelMed, Mada Masr, Maghreb Émergent, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.