Cela fait trois ans que Kais Saied a activé la clause d’urgence de la Tunisie, marquant le point de rupture avec la constitution de 2014 et amorçant la voie du 25 juillet. Certains éléments du régime Saied demeurent cependant mal définis. La répartition précise des pouvoirs entre les deux organes législatifs demeure floue. Les institutions mandatées par la Constitution, telles que la Cour constitutionnelle et le Conseil suprême de l’éducation, ne sont toujours pas constituées. La pierre angulaire de la vision de Saied pour le développement économique – un plan de réconciliation pénale par lequel les hommes d’affaires corrompus feraient amende honorable en restituant les richesses pillées du pays et en les affectant à des projets de développement locaux – progresse à une lenteur extrême. Et l’incertitude est grande quant à l’issue d’une présidentielle avec le chef d’État en lice.
Mais les contours du régime de Saied sont également beaucoup plus clairs aujourd’hui qu’ils ne l’étaient il y a trois ans. Le pays s’est doté d’une nouvelle constitution et d’un parlement bicaméral nouvellement élu. Les partis politiques ne jouent plus un rôle public important dans l’organisation du pluralisme et de la représentation politiques. Un système judiciaire remodelé a montré sa volonté de poursuivre les journalistes, les opposants politiques à Saied et les activistes de la société civile, et de leur refuser les garanties d’une procédure régulière qui accompagne normalement les accusations ordinaires. Ces groupes poursuivent tant bien que mal leur travail, mais dans un climat de peur renouvelé. Tel un colosse, le président pèse ainsi sur toutes les questions politiques.
Quelles leçons pouvons-nous tirer du basculement de la Tunisie dans un régime autocratique ? Que peut nous apprendre la recherche en politique comparée sur le recul ou l’effondrement de la démocratie ? Quels sont les différents scénarios pour l’avenir et que peuvent nous dire les expériences d’autres pays quant aux voies possibles d’un retour à la démocratie en Tunisie ?
Vœux pieux
Selon certains indicateurs transnationaux de la démocratie développés par des politologues et des ONG travaillant sur le sujet, la transition de la Tunisie vers la démocratie a été la plus spectaculaire au monde, au cours des trente dernières années. Selon la mesure la plus simple de la démocratie électorale développée par le projet Varieties of Democracy, il faut remonter au début des années 1990 et aux transitions démocratiques au Chili, en Tchécoslovaquie, en Hongrie et en Slovénie pour trouver un pays dont la qualité de la démocratie électorale s’est améliorée davantage que celle de la Tunisie sur une période de cinq ans ou moins. Selon les mêmes critères, la dégradation de la démocratie en Tunisie a été tout aussi remarquable. Hormis le glissement qu’a connu le Burkina Faso entre 2018 et 2023, il faut remonter au lendemain du coup d’État de 1980 au Suriname pour trouver une dégradation démocratique plus spectaculaire que celle de la Tunisie après le coup d’État.
Peu après le 25 juillet, il existait pourtant plusieurs raisons d’être optimiste et de penser que l’abandon d’un régime constitutionnel démocratique serait de courte durée. Saied a légitimé ses actions en se référant à la constitution durement acquise de 2014, bien qu’il en ait fait une lecture très idiosyncrasique et intéressée. Le président a prétexté appliquer la loi en activant l’article 80. Il a affirmé qu’il gelait le parlement, plutôt que de le dissoudre, parce que cette dernière mesure, a-t-il admis, outrepasserait ses pouvoirs constitutionnels (il a par la suite fini par le dissoudre). Même après que Saied ait abrogé certaines parties de la constitution en septembre 2021, il a continué à insister sur le fait qu’il protégerait les droits et les libertés que les Tunisiens, d’après les indications de mes propres recherches, chérissaient plus que l’équilibre constitutionnel des pouvoirs.
Saied semblait être un dictateur improbable, une image à laquelle il s’est référé à plusieurs reprises lors de ses premiers pas sur la voie du 25 juillet. L’un des principaux messages de sa campagne électorale était qu’il s’intéressait peu au pouvoir. Saied ne s’est inscrit aux élections de 2019 qu’au dernier moment et n’a pratiquement pas fait campagne. Lorsqu’il l’a fait, il a affirmé qu’il ne faisait qu’expliquer un point de vue sans se préoccuper de savoir si cela lui permettrait d’être élu ou si cela se traduirait par une politique publique. Lorsqu’on lui a demandé de préciser comment il mettrait en œuvre sa vision s’il était élu, Saied a affirmé qu’il se contentait de discourir et de laisser les autres « assumer leur responsabilité historique ». Lors de son accession au second tour des élections présidentielles de 2019, Al Jazeera avait même publié un article sous le titre « Il n’est tout simplement pas intéressé par le pouvoir. »
En tant que président, Saied a continué d’essayer de nourrir cette image de dirigeant réticent. Il a d’abord refusé de vivre dans le palais présidentiel. Bien qu’il ait remporté haut la main la présidence, il a refusé de proposer des lois. Lorsque les partis politiques du Parlement lui ont demandé de former son propre gouvernement en 2020, il a refusé. Même après s’être emparé de pouvoirs extraordinaires le 25 juillet 2021, Saied a continué à se présenter comme un Cincinnatus moderne. « Un aspirant dictateur ressemblerait-il vraiment à un vieux professeur de droit ? » Saied a incité les Tunisiens à se le demander.
Au-delà de sa propre rhétorique, il subsistait d’autres raisons de se montrer optimiste. Au cours de ses dix années démocratiques, la Tunisie a mis en place un grand nombre d’institutions considérées comme essentielles à la préservation de la démocratie. De nombreux observateurs ont suggéré que le réseau d’associations de la société civile ainsi que les syndicats pourraient constituer un rempart contre un coup de force. La société civile tunisienne a joué un rôle essentiel au sein de la transition incertaine et en proie à des crises qui se sont étalées entre le départ de Ben Ali et les élections de l’Assemblée Constituante. Son rôle a été plus important encore lors de la crise politique de l’été 2013, quand l’Assemblée a été suspendue par son président.
Enfin, Saied se déclarait le sauveur d’un pays en proie à de graves problèmes économiques et sociaux. En outre, il ne semblait pas avoir de plan clair pour remettre la Tunisie sur les rails. En 2018, le journaliste Zied Krichen a estimé que l’agitation sociale dans le pays était telle que ni Hitler ni Mussolini ne pourraient gouverner le pays. Cela, avant que la pandémie de COVID-19 ne fasse chuter le PIB de près de 9 % et ne ravage socialement le pays. Dans d’autres pays, comme le Venezuela sous Chavez, la Russie sous Poutine ou la Turquie sous Erdogan, le boom économique qui a immédiatement précédé ou suivi l’élection d’un nouveau dirigeant a été déterminant pour la capacité de ce dernier à accroître son pouvoir. Mais Kais Saied ne sera jamais confondu avec Vladimir le Chanceux.
Politique comparée du 25 juillet
Les trois dernières années ont illustré les hypothèses erronées qui sous-tendent bon nombre des vœux pieux qui ont suivi le 25 juillet. Malgré l’association du terme « coup d’État » avec la rapidité, la violence et les hommes armés, l’approche graduelle, séquentielle et légaliste de Saied pour accumuler le pouvoir était en fait tout à fait cohérente avec la manière dont les démocraties se sont effondrées dans d’autres parties du monde au cours des dernières décennies, du moins avant la récente série de coups d’État en Afrique de l’Ouest.
Saied ne porte peut-être pas d’épaulettes ni de képi, mais ce ne sont plus les attributs de l’autocrate moderne, comme le montre clairement un personnage tel qu’Alberto Fujimori au Pérou. Même avant le coup d’État, Saied a montré au moins une caractéristique du comportement d’un populiste autocrate, en diabolisant l’opposition et en remettant en question la possibilité de divergences d’opinion au sein du peuple tunisien. En outre, les moyens utilisés par Saied pour accroître son pouvoir s’apparentent de près ou de loin à ceux employés par d’autres autocrates. Dans leur ouvrage influent How Democracies Die, les politologues Steven Levitsky et Daniel Ziblatt affirment que, ces dernières années, la subversion de la démocratie « commence lentement », se caractérise par un « vernis de légalité » et prend place ostensiblement au service d’objectifs démocratiques.
Levitsky et Ziblatt comparent la subversion de la démocratie à un match de football au cours duquel les dictateurs « capturent les arbitres », « mettent sur la touche » certains des joueurs vedettes et « réécrivent les règles du jeu ». L’assujettissement du pouvoir judiciaire par Saied, qui s’est intensifié en février 2022 avec la dissolution du Conseil judiciaire suprême et en juin 2022 avec le licenciement de 57 magistrats, a sans doute été aussi important pour la consolidation de son pouvoir que la dissolution du pouvoir législatif ou la promulgation d’une nouvelle constitution. L’application à grande échelle de la loi antiterroriste de 2015 et de la nouvelle loi sur la désinformation (décret-loi 54) a conduit à l’arrestation et à l’emprisonnement d’un grand nombre de politiciens, d’activistes et de journalistes, créant ainsi un climat de peur pour ceux qui, autrement, oseraient s’opposer au président.
Au-delà du pouvoir judiciaire, les purges et leurs menaces ont été essentielles pour permettre à Saied d’entraîner avec lui l’État sur la voie du 25 juillet. Le président a activement remis en cause la direction du ministère de l’intérieur et a remplacé les dirigeants et les membres d’autres institutions étatiques. Son discours fait régulièrement référence à des acteurs anonymes à l’intérieur et à l’extérieur du pays, qui voudraient détruire l’État. Le président a fait usage de cette théorie pour éviter d’endosser la responsabilité des échecs du gouvernement. Il s’en est également servi pour justifier le fait qu’il ait chargé son premier ministre de « purifier » l’administration – une mission qui n’a pas encore été mise en œuvre de manière exhaustive. Ce discours peut trouver une oreille attentive chez les Tunisiens frustrés par la qualité des services publics, ainsi que chez ceux qui soupçonnent Ennahdha d’avoir attribué des emplois dans le secteur public par favoritisme. Mais il s’agit également d’une menace qui peut dissuader les travailleurs du secteur public ou les membres de leurs familles, d’envisager une activité dans l’opposition. À cet égard, le rythme délibéré du président a permis à une menace persistante de discipliner une éventuelle opposition, sans qu’il ait nécessairement besoin d’agir.
Le chef d’État et ses partisans ont paralysé la société civile organisée de la même manière. En février 2022, à peu près au moment où Saied avait dissous le Conseil supérieur de la magistrature, un projet de loi imposant de nouvelles réglementations sur les activités de la société civile a été rendu public. Peu après, le président a commencé à battre le tambour pour imposer de nouvelles restrictions, dépeignant les ONG comme des façades pour les partis politiques, des vecteurs de corruption et des marionnettes au service de puissances étrangères. Le gouvernement s’est bien abstenu d’adopter ladite loi, ce qui aurait suscité des réactions négatives aux niveaux national et international. Mais la limitation des activités de la société civile n’est pas seulement liée à une révision législative.
Aujourd’hui, les militants de la société civile poursuivent leur travail, mais ils doivent faire face à une myriade de nouveaux obstacles. La police a procédé à des arrestations de plusieurs d’entre eux travaillant dans certains domaines, tels que les droits LGBTQ ou les droits des migrants, et a également restreint l’accès aux rassemblements pacifiques. Au-delà, des groupes politiques soutenant le président, tels que le Parti nationaliste tunisien, ont lancé des campagnes publiques de diffamation et d’intimidation à l’encontre d’organisations ayant reçu des fonds étrangers. Certains groupes signalent que des restaurants et des hôtels, soucieux de leurs intérêts, ont commencé à refuser de louer des locaux à des militants et que les banques ont commencé à exiger des documents plus nombreux et plus arbitraires afin d’autoriser l’accès aux comptes. Dans l’intervalle, la menace d’une nouvelle loi restrictive impactant la société civile continue de planer, surtout depuis que le Parlement a commencé à débattre d’un projet fin 2023.
Saied a également pris des mesures afin de structurer la sphère publique. Les figures de l’opposition n’apparaissent plus dans les médias publics, sauf lorsqu’elles sont accusés de crimes. Une évolution significative dans un pays où le journal télévisé du soir sur Wataniya 1 conserve un public fidèle. Des voix critiques se font encore entendre sur les ondes de la radio tunisienne et sur les rèseaux sociaux, mais il ne faut pas y voir la preuve d’un climat de liberté d’expression. Comme le soulignent Sergei Guriev et Daniel Treisman dans leur nouveau livre Spin Dictators, les régimes autoritaires modernes appliquent généralement la censure de manière « délibérément partielle », en préservant certains médias critiques pour désarmer les arguments concernant la répression, préserver les canaux de diffusion d’informations de qualité et « emprunter de la crédibilité » à l’occasion. Mais l’utilisation généralisée du décret-loi 54 contre les journalistes a sans aucun doute fait de la critique un exercice périlleux.
Saied a également pris des mesures pour réduire la probabilité de perdre l’une de ses élections. En 2022, il a remplacé les membres de la commission électorale (ISIE). Bien que ceux-ci aient continué d’affirmer leur indépendance, ils ont à plusieurs reprises pris des décisions favorables au président, notamment en autorisant ce dernier à réviser le projet de constitution au-delà du délai légal imposé pour le référendum de 2022. À l’approche de l’élection présidentielle, la commission s’est attirée des critiques pour ses accommodements avec ce qui semble être la volonté de Saied de restreindre la concurrence. Par exemple, plutôt que d’attendre que le parlement adopte une nouvelle loi électorale conforme à la constitution de 2022, l’ISIE a publié un décret réglementaire mettant à jour la loi électorale conformément à sa propre lecture de la constitution. Les journalistes ont saisi certaines des exigences, telles que l’obligation pour tous les candidats de présenter une copie de leur casier judiciaire (Bulletin n° 3), comme des indications que le régime de Saied rendra toute candidature dissidente difficile.
En effet, de nombreux candidats potentiels ont affirmé s’être vus refuser le Bulletin n° 3 sans explication. D’autres candidats potentiels ont connu un sort plus tragique. Abir Moussi, arrêtée en octobre dernier en vertu du décret 54 sur plainte de l’ISIE, a récemment été condamnée à deux ans de prison. En juillet, Lotfi Mraihi, homme politique de premier plan, a été reconnu coupable d’achat de voix sur la base d’accusations datant de 2019. Il a été condamné à huit mois de prison et frappé d’une interdiction à vie de participer à des élections. Cette semaine, quatre autres candidats, dont l’ancien dirigeant d’Ennahdha Abdellatif Mekki, ont été condamnés à la même peine, accusés de s’être frauduleusement procuré des signatures afin de se qualifier pour la campagne. De nombreux autres dirigeants politiques sont toujours derrière les barreaux.
Comme d’autres dictateurs modernes, Saied utilise ce que Guriev et Treisman appellent le «spin », c’est-à-dire un effort pour remodeler les croyances des citoyens sur le monde par le biais de la communication. Saied est un communicateur répétitif qui développe des slogans – « pas de retour en arrière », « guerre de libération », « purification de l’administration », etc. Comme d’autres populistes, Saied a montré un penchant pour de vagues théories du complot, alléguant que tout, de la présence de migrants subsahariens en Tunisie au choix des plantes dans les jardins de l’avenue Habib Bourguiba, fait partie d’un complot visant à nuire à la Tunisie. Mais Saied n’est pas un « dictateur spin » typique. Bien qu’il ait fait quelques efforts pour défendre rhétoriquement l’importance des libertés civiles et critiquer occasionnellement la répression excessive, son régime ne se donne pas beaucoup de mal pour cacher sa répression. Alors que de nombreux dictateurs de ce genre harcèlent l’opposition par l’application répétée de courtes peines pour ce qui semble être des crimes non politiques, comme la chasse illégale à l’élan dans le cas d’Alexei Navalny ou la sodomie dans le cas d’Anwar Ibrahim, le régime de Saied suspend régulièrement les procédures régulières et impose de longues peines pour des accusations ouvertement politiques.
De nombreux opposants politiques de Saied ont été accusés de blanchiment d’argent, un crime qui pourrait être apolitique. Mais ce chef d’accusation, couvert par la loi antiterroriste, facilite également la suspension de la procédure régulière. Le régime de Saied a poursuivi l’opposition pour des déclarations critiques, comme dans le cas de Sonia Dahmani, et pour d’autres accusations manifestement politiques telles que l’incitation dans le cas de Moncef Marzouki ou encore la conspiration contre l’État. De plus, le régime impose de longues peines, comme celle de huit ans infligée à Marzouki par contumace, celle de deux ans infligée à Moussi, ou les 18 mois purgés jusqu’à présent par les accusés dans l’affaire de « conspiration contre la sécurité de l’État ». Cette répression musclée témoigne d’une absence de préoccupation à l’égard d’éventuelles critiques internationales. Elle suggère également un régime assez confiant dans le fait qu’une répression excessive n’attisera pas l’opposition.
Sur d’autres plans, Saied diffère de nombreux dictateurs modernes. Sa critique publique des partis politiques n’est plus inhabituelle de nos jours. Seuls les politologues admettent encore les apprécier. Mais de nombreux présidents d’autres pays qui ont récemment transformé des élections en érosion autoritaire se sont emparés de partis existants ou ont créé leurs propres partis, notamment Umaro Sissoco Embaló en Guinée-Bissau et Nayib Bukele au Salvador. Même si Patrice Talon, au Bénin, a conservé un statut indépendant, il accepte clairement le soutien de deux partis au parlement. Bien qu’un certain nombre de partis politiques se soient disputé le rôle de chef de file 25 juillet, Saied les a jusqu’à présent tenus à distance.
Saied se distingue également des autres autocrates par la manière dont il revendique sa légitimité. Le président tunisien n’est pas un clone de Lee Kuan Yew ou, pour utiliser un exemple plus récent, de Patrice Talon, des dirigeants qui fondent leur légitimité sur leur capacité à générer une croissance économique grâce à leur compétence et à leur connaissance du monde des affaires. En fait, les adversaires de Saied l’accusent souvent d’être mauvais avec les chiffres. Saied a ses admirateurs, mais il ne vend pas aux Tunisiens la possibilité de mener la belle vie comme lui, ce qui fut l’attrait principal de l’autoritarisme néolibéral pré-guerre de Bachar el-Assad comme l’affirme Lisa Wedeen. Bien que Saied ait mis en œuvre presque toutes les étapes du manuel de l’autoritarisme en 12 étapes présenté dans le récent livre de Larry Diamond, sa seule omission flagrante est un effort clair pour s’enrichir ou enrichir ses associés. Saied mise plutôt sur l’incorruptibilité, la protection de la souveraineté tunisienne, la solidarité sociale avec les pauvres et une détermination inébranlable à donner son avis aux fonctionnaires.
Compte tenu de la nature de son régime, le président devra relever plusieurs défis pour conserver son pouvoir. Tout d’abord, bien que les sondages d’opinion aient longtemps démontré qu’il était populaire, le climat de peur a rendu difficile, voire impossible, l’évaluation de l’érosion de sa popularité. Il est possible que les Tunisiens continuent d’admirer Saied. Mais il existe au moins des preuves que nombreux sont ceux qui ont peur de donner leur véritable opinion sur le président. Saied lui-même ne mesure peut-être pas l’ampleur réelle de l’opposition à son régime. L’économie reste stagnante, avec, l’année dernière, une croissance négative du PIB par habitant. Ce n’est bien sûr pas entièrement la faute du président, mais il est également possible que les Tunisiens lui reprochent son rythme délibéré et l’accent qu’il met sur la réforme constitutionnelle plutôt que sur la reprise économique.
Même si le président parvient à convaincre les Tunisiens qu’il n’est pas à blâmer, son incapacité à s’organiser politiquement l’a empêché de mobiliser ses partisans lorsqu’il en avait besoin. Le taux de participation a été très faible à chaque étape de sa transition politique. Les manifestations de soutien à son égard ont également été peu nombreuses. Le recours massif à la répression au cours des derniers mois diminue probablement les perspectives d’organisation politique pour contrer son régime, mais il crée également une vulnérabilité dans la mesure où la répression peut parfois entraîner de graves contrecoups.
Les voies d’un retour à la démocratie
Tout comme la « consolidation » de la démocratie en Tunisie n’a jamais été permanente, sa rupture ne l’est pas forcément non plus. De nombreux pays – comme la Bolivie après 2019, le Mali après 2012 ou le Niger après 2009 – ont connu des ruptures démocratiques éphémères. Mais une restauration démocratique devient sans doute plus difficile lorsque la rupture a duré aussi longtemps que celle de la Tunisie. Il existe de nombreux autres pays qui se sont redémocratisés après des périodes autocratiques plus longues, notamment le Chili après Pinochet, l’Uruguay en 1984-85, l’Argentine après 1983 et le Pérou après l’éviction de Fujimori en 2000. Néanmoins, aucun de ces cas n’est récent, la période actuelle qualifiée par Larry Diamond de « récession démocratique » mondiale.
Cependant, il existe un certain nombre de voies par lesquelles les démocrates tunisiens pourraient restaurer la démocratie. La plus simple serait que quelqu’un emporte les prochaines élections face à Saied et préside ensuite à des réformes démocratiques. Nous ne savons pas comment celui-ci s’en sortirait lors d’une élection équitable ouverte à ses adversaires les plus redoutables. Et il est peu probable que nous le sachions, car il y a de nombreuses raisons de douter du fait qu’il organise une élection qu’il pourrait perdre. Mais ceux qui suggèrent que celle-ci ne mérite pas qu’on s’y attarde vont trop loin. Il arrive que des autocrates pensent avoir organisé un vote qu’ils ne peuvent pas perdre, et qu’ils se trompent par la suite. Les récents scrutins en Zambie (2021), aux Maldives (2018), en Malaisie (2018), en Gambie (2016) et au Sri Lanka (2015) en témoignent. En outre, les élections constituent une occasion pour l’opposition de développer des points de convergence importants au-delà des urnes. Même les élections qui donnent la victoire aux sortants, quand elles sont perçues comme injustes, peuvent susciter des réactions négatives importantes qui finissent par déclencher des changements majeurs, comme ce fut le cas dans de nombreuses Révolutions colorées, au début des années 2000, ainsi que plus récemment en République kirghize (2020).
Si Saied parvient à sortir indemne du scrutin présidentiel, cela ne l’immunisera pas contre les défis à venir. Après l’échéance, il pourrait céder sur des questions telles que les prisonniers politiques ou l’application extensive du décret-loi 54. Il a déjà commencé à prendre ses distances par rapport à la longue détention des prisonniers dans le cas de conspiration contre la sécurité de l’État. Il y a eu un mouvement au sein du corps législatif pour amender le décret-loi 54 et Saied a récemment célébré l’anniversaire de son coup d’État en graciant 1727 blogueurs condamnés en vertu de ladite loi. L’attention de l’opposition se portera également sur l’application de la limite du nombre de mandats présidentiels, ce qui empêchera Saied de participer aux prochaines élections. Sans parti politique ni même d’alliances claires, il pourrait avoir des difficultés à faire échouer les efforts visant à le contraindre, ou à passer le flambeau à un successeur désigné. Mais Saied a également démontré à plusieurs reprises sa capacité à imposer son interprétation des règles et les Tunisiens n’ont pas besoin qu’on leur rappelle que les limites des mandats ne sont pas toujours maintenues.
Au-delà de la politique électorale, il ne faut pas négliger la possibilité qu’un autre scandale déclenche des protestations qui obligeraient le président à céder. Pas plus tard que cet été, des manifestations de masse déclenchées par la politique de l’emploi public au Bangladesh, la politique économique au Nigeria et la loi de finances au Kenya ont menacé de renverser des présidents en exercice, en apparence stables. Des manifestations massives pourraient créer des opportunités de démocratisation. Mais, comme c’est le cas avec la possibilité d’une défaite électorale de Saied, le changement de dirigeant peut être nécessaire mais pas suffisant pour mettre en œuvre une réforme démocratisante.
Dans le même ordre d’idées, il existe également d’autres types de ruptures politiques qui pourraient bouleverser le régime actuel sans pour autant conduire à la démocratie. Depuis le 25 juillet 2021, les observateurs politiques se demandent si Saied peut compter sur le soutien de l’armée comme il semble pouvoir compter sur celui de la police. Les coups d’État traditionnels sont devenus beaucoup plus fréquents ces dernières années, en particulier en Afrique de l’Ouest. Mais bien que ce type d’événements suscite souvent des espoirs de démocratisation, il est difficile de trouver un exemple de coup d’État récent ayant conduit à une démocratisation significative, du moins sans être accompagné de manifestations de masse.
De même, Saied prend de l’âge et la rumeur veut qu’il ait des problèmes de santé. Un changement à la tête du pays serait lourd de conséquences. Un autre dirigeant pourrait être mieux à même d’organiser des réformes économiques et d’éviter la rhétorique déplaisante qui a mis en péril les migrants dans le pays. Mais tout comme les coups d’État mènent rarement à la démocratisation, la mort ou l’incapacité d’un dictateur présage rarement d’une démocratisation significative, du moins à court terme. Pour que la Tunisie retrouve le chemin de la démocratie, il faudra probablement que les militants politiques trouvent un moyen de ramener les Tunisiens ordinaires à la politique.
iThere are no comments
Add yours