Notre ami Kaïs Saïed. Essai sur la démocrature tunisienne”, c’est le titre du livre récemment publié par l’essayiste Hatem Nafti. Un ouvrage qui s’apparente à un bilan du quinquennat de Kais Saied, aussi bien sur le plan politique que socio-économique.

Pourquoi malgré la morosité ambiante, l’émigration massive des Tunisiens, les dérives liberticides, le chef de l’Etat est-il réélu pour un deuxième mandat avec une écrasante majorité des suffrages exprimés ? Le livre de Nafti apporte des éléments de réponse.

Ces derniers se trouvent d’abord dans l’intitulé de l’essai. Sommes-nous sous le règne d’une dictature ou d’un régime autoritaire ? Les définitions juridico-politiques diffèrent.

Hatem Nafti retient celle du politologue tunisien Hatem M’Rad, la démocrature. “La démocrature n’est pas un système démocratique sincère, on peut même l’inclure dans la catégorie la plus flexible de l’autoritarisme. […] Elle est intrinsèquement pernicieuse et machiavélique. Elle n’attaque pas frontalement la démocratie dont elle se revendique, mais elle renie de fait les contre-pouvoirs, l’État de droit, le pluralisme et le respect des minorités et s’accommode plutôt avec un gouvernement d’autorité, le culte de l’homme fort, le dirigisme politique et social à l’échelle étatique, une propagande édulcorée, le rejet des élites et une répression ciblée”, écrit M’Rad dans son essai “Naissance d’une démocrature”.

Le titre de l’essai de Nafti rappelle notamment l’ouvrage “Notre ami Ben Ali: L’envers du “miracle tunisien”” des journalistes français  Jean-Pierre Tuquoi et Nicolas Beau.

Ce titre n’est pas original. Je l’ai voulu surtout comme un clin d’œil au discours d’Emmanuel Macron au sommet de la Francophonie en 2022”, précise-t-il dans une interview accordée à Nawaat. Interrogé lors dudit sommet sur le virage despotique de Kais Saied, le président français a exprimé son soutien à son homologue tunisien. C’est que ce dernier sert les intérêts des pays européens, à l’instar de la France.

La vacuité du discours anti-occidental de Saied

La priorité des pays européens est le contrôle des flux migratoires. Cette question prime sur tout le reste. L’Occident est prêt à s’asseoir sur ses valeurs en échange de la préservation de ses intérêts, fait observer l’essayiste. Cet Occident est resté inerte face à la répression qui s’est abattue sur les migrants par le régime de Saied. Ces mêmes migrants qui aspirent à se rendre en Europe.  

Mieux, l’Europe finance cette répression. En pleine vague de chasse aux migrants en Tunisie, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, la présidente du Conseil italien Giorgia Meloni et le premier ministre néerlandais Mark Rutte se sont déplacés à Tunis, en juillet 2023, pour signer un mémorandum d’entente incluant une coopération sur la question migratoire. Dans ce cadre, la Tunisie reçoit une aide financière et logistique pour empêcher les migrants de traverser la méditerranée.

Allié des Occidentaux, Saied fait face à “des protestations très timides sur ses dérives autoritaires de la part de ces derniers”, constate Nafti.

17 avr. 2024: Giorgia Meloni rencontre Kais Saied à Tunis pour consolider son projet de coopération migratoire-Présidence de la république.

Malgré ses discours hostiles aux Occidentaux, accusés notamment de soutenir ses opposants, et ses récentes visites en Chine et en Iran, Saied n’est pas sorti de “l’orbite de l’Occident”, argumente-t-il.

Le chef de l’Etat a ainsi la main libre pour museler les droits et libertés. D’autant plus qu’il vient d’être conforté dans sa position en décrochant 90% des suffrages exprimés lors de l’élection présidentielle du 6 octobre dernier. Saied est adoubé par une grande partie de la diaspora tunisienne.

Les raisons d’un tel plébiscite

Le vote de la diaspora s’aligne sur celui des locaux grâce, entre autres, à l’influence des réseaux sociaux, constate Nafti.

Ces derniers jouent un rôle primordial dans la diffusion de la propagande saiedienne Les Tunisiens à l’étranger sont sensibles au discours anti-occidental prôné par Saied. “C’est aussi un vote de revanche de leur part face à un Occident pro-israélien et face aux intimidations auxquelles ils font face après le 7 octobre”, souligne-t-il. Et d’ajouter : “Le vote des Tunisiens à l’étranger est tantôt une réponse identitaire avec les islamistes d’Ennahdha, tantôt nationaliste tunisienne avec Béji Caid Esebssi et aujourd’hui souverainiste et en apparence anti-occidentale avec Saied. Même les immigrés de la troisième génération y croient”.

Le populisme de Saied marche. Hatem Nafti adopte la théorie du politologue néerlandais Cas Mudde pour analyser ce populisme du président de la République. C’est “une idéologie peu substantielle (thin ideology) qui considère que la société se divise en deux camps homogènes et antagonistes, le peuple pur et l’élite corrompue, et qui affirme que la politique devrait être l’expression de la volonté générale du peuple”, écrit Nafti.

Le chef de l’Etat brasse large avec “des concepts généraux où tout le monde peut se projeter”, observe l’essayiste. Il reste ainsi audible aussi bien auprès de la diaspora que d’une frange de la gauche et des islamistes. Tous séduits par ses discours populistes et complotistes.

29 juillet 2024: Kais Saied en visite dans la délégation de Sidi Alouane (gouvernorat de Mahdia). Il s’offre un bain de foule – Présidence de la république.

Comme pour Saied, une partie de la gauche trouve ainsi que les questions de société ne sont pas prioritaires face aux enjeux socio-économiques. Les conservateurs sont attirés, quant à eux, par ses positions religieuses dogmatiques.

 “Pour les uns, le démantèlement de l’ancien régime brandi par le président de la République rime avec une rupture avec le libéralisme économique. Pour les autres, ça signifie l’anéantissement du libéralisme sociétal”, rebondit Hatem Nafti.

Une partie des progressistes est aussi dupée par le chef de l’Etat à cause de son hostilité à Ennahdha. “Or, Saied n’est pas contre Ennahdha en tant que mouvement islamiste mais en tant que parti structuré qui a pris part au pouvoir et avait représenté à un certain moment une certaine élite politique et même économique”, souligne l’essayiste.

C’est que l’obsession de Saied est l’ébranlement de toutes les élites, qu’elles soient économiques, politiques ou intellectuelles. Le chef de l’Etat alimente en passant une haine de classe.

Les gens se réjouissent ainsi de l’emprisonnement de personnes qu’ils croyaient intouchables”, lance Nafti. Autre soutien du chef de l’Etat, l’administration dans son ensemble, y compris celle du ministère de l’Intérieur. “Kaïs Saïed ne cesse de répéter que le régime de 2014 détruit l’Etat de l’intérieur, un constat qu’il partage avec les élites administratives qui cherchent l’unité et l’ordre”, écrit l’essayiste.

Le président de la République incarne ce que Nafti appelle dans son livre “la convergence des revanches” née d’un “despotisme structurel”. Et l’essayiste ne cache pas son pessimisme quant à l’avenir du pays :

Saied s’est toujours comporté comme un opposant à la recherche de boucs-émissaires. Tant que la situation socio-économique reste telle qu’elle est actuellement, ça ne changera pas. Il en va de sa survie politique.

Hatem Nafti fait lui même partie de ces boucs-émissaires. L’essayiste fait régulièrement l’objet de campagnes de lynchages sur les réseaux sociaux, notamment à la suite de ses interventions dans les médias français.

Ils m’accusent d’être à la solde de Macron alors que mon positionnement politique anti-macroniste est connu. Je vis de mon travail. Et je suis loin d’être l’arabe de service des médias occidentaux puisque j’exprime à chaque occasion des critiques envers les politiques occidentales”, ironise-t-il.

Afin de protéger des acteurs du monde de l’édition en Tunisie, Nafti n’a pas opté pour une coédition de son livre. Ce qu’il avait pourtant choisi de faire, pour ses ouvrages précédents. Son livre se vend sur commande et “discrètement”, confie-t-il. Une peur qu’on croyait révolue avec la chute du régime de Ben Ali.