De plus en plus critiqué, le mémorandum d’entente signé entre la Tunisie et l’Union européenne (UE) est devenu un vrai casse-tête pour le pouvoir tunisien, malgré l’aide financière limité qu’il a apportée. Pour preuve, la grogne populaire grandissante contre cet accord fantomatique aux termes nébuleux. Et la colère a atteint son apogée après l’intensification des expulsions de migrants tunisiens en situation irrégulière en Europe, y compris ceux qui étaient en train de régulariser leur situation auprès des autorités en France, en Italie, en Allemagne et dans d’autres pays de l’UE.
Durant la fête de l’Aïd al-Fitr et les jours précédents, les images et vidéos de vœux traditionnels n’ont pas inondé les réseaux sociaux comme à l’accoutumée. On a plutôt vu des vidéos de Tunisiens en Europe laissant exploser leur colère contre le pouvoir de leur pays, après l’intensification des expulsions des migrants tunisiens en situation irrégulière, en application du mémorandum d’entente signé au Palais de Carthage en juillet 2023. Cet accord a été conclu par le président Kais Saied, la présidente de la Commission européenne, Ursula Van der Leyen, et l’ancien Premier ministre néerlandais Mark Rutte, en présence de la marraine de l’accord, la Première ministre italienne Giorgia Meloni.
Colère des Tunisiens à l’intérieur et dans la diaspora
Une série de vidéos, rapidement suivie d’autres, montre des agressions contre des migrants tunisiens, de la haine et un racisme abominable dans les centres de détention et d’expulsion, voire à bord des avions. Avant d’être expulsés, les migrants sont forcés de prendre des doses de neuroleptiques, pour se réveiller à l’aéroport de Tabarka ou d’Enfidha, où ils découvriront le pot aux roses. S’il est vrai que certaines de ces vidéos ont déjà été diffusées, la détresse de ces compatriotes reste à méditer : des hurlements, des sanglots et des supplications désespérés d’hommes refusant de retourner en Tunisie, comme s’ils étaient en route vers un enfer, où brûlent leurs rêves et leurs derniers espoirs.
De l’autre côté de la Méditerranée, en Tunisie, porte du continent africain, nous avons assisté à la troisième vague de haine raciale en l’espace de deux ans. Après la vague qui a suivi la fameuse déclaration alertant contre «un changement de la composition démographique» en février 2023, et les campagnes qui avaient coïncidé avec l’Aïd al-Adha durant l’été de la même année, les réseaux sociaux ont été inondés d’appels et de vidéos de Tunisiens qui s’étaient organisés dans certaines régions dans des sortes de milices rappelant celles de l’extrême droite en Europe. Ils ratissaient les forêts et les terrains vagues à la recherche de migrants subsahariens.
Après ce cauchemar vécu sur les deux rives la Méditerranée, il ne fait aucun doute que les Tunisiens, qu’ils soient opposés à leur expulsion d’Europe ou qu’ils réclament l’expulsion des migrants subsahariens de Tunisie, ont fini par prendre conscience du désastre que représente le mémorandum d’entente conclu avec l’Union européenne, un an et demi après sa signature. Il est vrai que les détails des clauses de ce document de triste réputation ont été gardés secrets et interdits de diffusion. Il semble que les pressions exercées par des activistes européens sur leurs gouvernements finiront par contraindre l’UE à rendre public le contenu de cet accord dans les prochains jours. Cela dit, la presse sérieuse avait bien mis en garde contre les périls que recelait ce texte quelques heures seulement après sa signature au Palais de Carthage. Il suffit aux lecteurs de consulter brièvement les dizaines d’enquêtes réalisées par Nawaat pour s’en apercevoir. Mais Nawaat n’a pas été le seul média à avoir tiré la sonnette d’alarme. En effet, plusieurs médias, certains de grande audience, ont également abordé le sujet, quoique timidement. Aussi, les activistes pro-migrants se sont-ils démenés pour dissiper la chape de plomb imposée par les autorités tunisiennes et européennes afin d’empêcher que la vérité sur ledit mémorandum ne soit dévoilée.

La vox populi tunisienne à l’époque ne s’est pas contentée de contredire les militants pro-migrants et les médias professionnels. Elle a lancé contre eux des campagnes de lynchage et de dénigrement en ligne, en attentant à leur vie privée et en les accusant de collaboration et de trahison, faisant ainsi écho à certains discours grandiloquents du président. Face à tant d’adversités, des manifestations ont été organisées avec l’appui du Syndicat National des Journalistes Tunisiens contre les campagnes de haine et de racisme, ce qui a sauvé quelque peu l’image de la Tunisie historique : la Tunisie tolérante, non alignée, amie des causes justes et des mouvements de libération. Cette Tunisie qui avait criminalisé l’esclavage par une loi dès 1846, soit bien avant les capitales de la « liberté » impérialo-coloniale.
La politique migratoire de l’Etat entérinée par le mémorandum d’entente s’est révélée être un échec retentissant. Cette politique n’est pas parvenue à endiguer le flux de migrants subsahariens, en provenance des frontières libyennes et surtout algériennes, mais a réussi à les empêcher d’atteindre les côtes italiennes. Résultat : leur nombre s’est multiplié, laissant présager une crise humanitaire. Alors que les activistes de première ligne qui leur apportaient une aide humanitaire, aussi modeste soit-elle, ont été la cible d’une odieuse campagne de dénigrement. Certains d’entre eux croupissent même à ce jour en prison. C’est dans ce contexte particulier que les autorités ont décidé de rassembler les migrants subsahariens dans les faubourgs de Sfax, avant de les parquer dans les terres agricoles et les oliveraies, entre les délégations de Jebiniana et d’El-Amra. La démarche a même été présentée comme une option stratégique de l’Etat, selon les termes de l’ex-ministre de l’Intérieur, Kamel Feki. Or ces choix stratégiques ont fini par susciter la colère dans les rangs des Tunisiens qui ont essuyé parfois d’importantes pertes matérielles, après avoir vu s’ériger des camps de migrants sur leurs terres agricoles. Dans certains cas, la situation a même dégénéré en affrontements, parfois très violents, avec des migrants subsahariens mus par leur instinct de survie.
Migrations : Les damnés des frontières
08/04/2024

Retour volontaire ou expulsion forcée
Après sa rencontre avec le ministre des Affaires étrangères, Mohamed Ali Nafti, le 25 mars 2025 au Palais de Carthage, le président Kais Saied a appelé les organisations internationales actives dans le domaine de la migration à «soutenir les efforts de la Tunisie dans son travail constant et continu pour le retour volontaire des migrants en situation irrégulière». Kais Saied a estimé que le chiffre de 1 544 personnes ayant opté pour le retour volontaire depuis le début de l’année, aurait pu être beaucoup plus élevé si des efforts plus importants avaient été déployés. Dans le même contexte, Mohamed Ben Ayed, secrétaire d’État auprès du ministre des Affaires étrangères, avait annoncé, le 22 janvier 2025, lors d’une journée d’étude parlementaire, que le nombre de migrants rapatriés volontairement dans leur pays avait atteint 7 250 au cours de l’année 2024. Cela montre que le rythme des rapatriements dits volontaires est resté quasiment stable au cours du premier trimestre de 2025, par rapport à l’année dernière. Le président a certainement pris la mesure du mécontentement populaire contre les conséquences du mémorandum d’entente. Alors, il a sollicité l’aide des organisations internationales, non pas par conviction de leur rôle central, mais plutôt pour rejeter la responsabilité sur elles après l’aggravation de la situation et son échec lamentable dans la gestion du dossier migratoire. Il convient de noter ici que ces organisations, en tête desquelles l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), travaillent en coordination avec les institutions de l’Etat ainsi qu’avec plusieurs ONG locales. Ce sont les mêmes ONG, dont plusieurs dirigeants ont été emprisonnés par les autorités sur la base de vagues accusations et désignés comme boucs émissaires pour justifier la thèse du complot ayant pour objectif de modifier la composition démographique du pays.

Mais examinons de plus près le concept de retour volontaire évoqué par le président. Le retour est considéré comme volontaire si les migrants ont la possibilité de rester légalement dans les pays d’accueil. Or, si ces derniers sont légalement contraints de quitter le pays d’accueil, ce retour est qualifié de retour forcé ou obligatoire. Selon l’OIM, il ne peut être question de retour volontaire si le migrant n’a pas de liberté de choix, c’est-à-dire s’il n’existe pas de pression physique ou psychologique pour l’impliquer dans un programme d’assistance au retour volontaire et à la réintégration. Le retour volontaire est un retour assisté vers le pays d’origine, le pays de transit ou un autre pays sur la base d’une décision libre et consentie. En revanche, le retour est considéré comme forcé lorsque le migrant retourne dans son pays d’origine contre sa volonté ou dans un lieu de transit, ou dans un pays tiers qui accepte de l’accueillir sur la base d’un accord, d’une décision administrative ou judiciaire. Etant donné que les organisations internationales de migration refusent catégoriquement de participer aux opérations d’expulsion forcée, comment réagiraient-elles à la demande du chef de l’Etat ? Aussi, après le déchaînement des pulsions racistes, la stigmatisation des migrants qualifiés de «hordes», et les opérations successives d’expulsion vers les frontières et les déserts, sans oublier les rapports d’experts et les témoignages de migrants sur des trafics humains à la frontière tuniso-libyenne, est-il encore possible de parler de retour volontaire?
Il apparait évident que l’opacité imposée au contenu du mémorandum d’entente a été un choix raté, dès lorsqu’il a nourri une grogne populaire généralisée, et qu’il est perçu comme étant à l’origine de l’expulsion forcée des Tunisiens d’Europe et de la surveillance par procuration des frontières italiennes, en échange d’une aide matérielle rachitique. En revanche, le mémorandum a été un pari réussi pour la partie européenne, notamment pour l’Italie, qui a réussi, grâce à cet accord, de réduire de 60% le nombre d’arrivées irrégulières sur son territoire, un record depuis 2021. Ces chiffres, dont l’Italie se vante, n’ont fait qu’exacerber la colère des Tunisiens qui rejettent le mémorandum. Un rejet qui n’est pas, faut-il avouer, le résultat d’une prise de conscience soudaine de la société, mais plutôt l’expression d’un racisme qui surenchérit sur la déclaration du février 2023, impulsée par des forces politiques occultes prêchant ouvertement un racisme nauséabond. Ces forces ne reprochent pas au pouvoir ses politiques racistes, mais appellent à un racisme plus virulent et plus large. C’est comme si la boule de neige du racisme avait grandi pour engloutir même ceux qui l’ont lancée. Ainsi, le populisme de Kais Saied se retrouve, cette fois, non pas face à un discours pacifique de défense des droits humains qu’il diabolisait et dont certains partisans sont jetés à la vindicte populaire ou emprisonnés, mais face à un populisme décuplé et une haine dévastatrice.
Ce constat explique en grande partie la panique des partisans du régime face à la réaction de la société, et leur quête désespérée de solutions susceptibles de canaliser un tant soit peu cette colère et de la diriger vers les gouvernements d’avant le 25 juillet. Ils sont même allés jusqu’à faire des comparaisons, étriquées et risibles, entre le mémorandum avec l’Europe et d’anciens accords commerciaux, tels que ceux conclus par les gouvernements d’Ennahdha avec la Turquie. Comme si notre destin était de rester otages des accords de dépendance et de servitude, moyennant quelques changements mineurs, se limitant à des slogans aussi creux que ronflants.
iThere are no comments
Add yours