Le président Kaïs Saïed veut en finir avec tous les acteurs – associatifs, syndicaux, médiatiques…- susceptibles de mettre en lumière les limites de son pouvoir. Rien ne semble pouvoir l’arrêter.

La récente offensive populiste contre l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) a servi de véritable test de la capacité du pouvoir à dompter les corps intermédiaires, quelle que soit leur poids.

Or, si la plus grande centrale syndicale du pays a, momentanément, réussi à contrer l’assaut des milices du régime, ce n’est pas le cas des autres organisations et associations qui ont, pour la plupart, disparu sans opposer la moindre résistance. Pourquoi le pouvoir s’en prend-il aux corps intermédiaires ? Peut-on encore parler de corps intermédiaires sous le règne d’une dictature et d’un régime autocratique ?

En 2012, l’ancien président français, Nicolas Sarkozy –homme de droite et anti-immigrés notoire, déclarait lors de sa campagne électorale :

Pendant cinq ans, j’ai appris que les vrais blocages ne venaient pas du peuple français, mais de certains syndicats, de certaines organisations et de certains corps intermédiaires qui ont intérêt à l’immobilisme et au conservatisme, par crainte d’un monde nouveau qui verrait diminuer leur influence.

La même année, le site d’investigation Mediapart a révélé une affaire de corruption remontant à la campagne présidentielle française de 2007, au cours de laquelle Nicolas Sarkozy aurait reçu 50 millions d’euros de l’ancien guide libyen Mouammar Kadhafi. En 2014, une deuxième affaire a éclaté, dans laquelle l’ex-président français était cette fois accusé de tentative d’influence sur une décision de justice.

Ce discours trompeur rappelle une doctrine politique qui s’est répandue dans le monde pendant près d’un siècle. Une doctrine qui continue d’alimenter de nombreux régimes, dont celui de la Tunisie, qui oscille entre populisme de droite et extrême droite xénophobe.  Ainsi, les associations et les syndicats qui ne sont pas dans leur orbite sont perçus comme une menace réelle pour leur emprise sur les catégories les moins instruites et les moins cultivées, qui constituent un réservoir électoral inestimable pour ces régimes.

Les corps intermédiaires, ennemis du régime populiste

Il est impossible de décrypter la politique du pouvoir –incarné par le président Kaïs Saïed- à l’égard des structures partiellement engagées dans la mise en œuvre des grandes orientations nationales, et connues sous le nom de corps intermédiaires, sans saisir pleinement la vision que le président se fait lui-même du pouvoir.

En réalité, depuis l’annonce de sa candidature à l’élection présidentielle de 2019, le président tunisien n’a jamais caché sa conception du pouvoir, avant de commencer à la concrétiser au milieu de l’année 2021.

C’est pourquoi il est difficile de comprendre cette tendance chez les observateurs de la scène politique à s’émouvoir de chaque décision prise par Saïd visant à exclure les corps intermédiaires. Les intentions du président sont devenues plus claires, à la fin de la même année, avec la promulgation du décret n°117, notamment à travers ses chapitres V et IX, qui confèrent au chef de l’Etat des pouvoirs absolus après la suspension du Parlement.

Assemblée des représentant du peuple, Bardo – Tout a commencé par le gel du Parlement précédent, réduit à une simple fonction législative – Page officielle du Parlement

Le rejet des corps intermédiaires par le président Kaïs Saïed n’est pas le fruit du hasard. Il s’inscrit dans une idéologie populiste devenue, depuis le début du XXe siècle, un courant politique prospérant dans le contexte des grandes crises économiques et politiques. Il est né à la fin du XIXe siècle avec la montée du Parti du peuple américain, issu de l’alliance entre les agriculteurs et le Parti de la monnaie papier (Greenback).

 Si cette alliance n’est pas parvenue à accéder au pouvoir, le populisme a réalisé de grandes percées dans les années 1920 et 1930, à la faveur de la crise économique mondiale de l’époque, et s’est impoé alors par la montée en puissance des partis fascistes qui se sont emparé du pouvoir.

Interrogé par Nawaat, Hichem Snoussi, ancien membre de la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA), explique :

Le concept de médiation est au fondement de l’État moderne, car il est lié à celui de démocratie moderne. Or, le propre de la démocratie moderne est de transcender les catastrophes engendrées par les urnes avant la Seconde Guerre mondiale. Il ne faut pas oublier qu’Hitler est arrivé au pouvoir à la suite d’élections transparentes, mais qu’ il est vite devenu un despote. Les conséquences de son règne ont été désastreuses pour le monde entier.

En Tunisie, les corps intermédiaires, qu’il s’agisse d’organismes indépendants, d’organisations non gouvernementales, de médias, de partis politiques, etc., constituent l’un des piliers de la démocratie représentative.

Lorsque les régimes fondés sur la démocratie représentative traversent des crises, notamment en raison de dysfonctionnements structurels de la démocratie, une brèche inespérée s’ouvre pour le courant populiste. Dans son ascension, ce dernier impute généralement l’échec au régime précédent, puis étend son champ d’hostilité aux corps intermédiaires, qui ne participent pourtant pas directement à l’exercice du pouvoir.

Dans son ouvrage Le Siècle du populisme : Histoire, théorie, critique, le chercheur Pierre Rosanvallon écrit :

Les cinq éléments constitutifs de la culture politique populiste sont : une conception du peuple, une théorie de la démocratie, une modalité de la représentation, une politique et une philosophie de l’économie, un régime de passions et d’émotions. La conception du peuple fondée sur la distinction entre « eux » et « nous » est l’élément qui a été le plus communément analysé. (…) La théorie populiste de la démocratie s’appuie de son côté sur trois éléments : une préférence donnée à la démocratie directe (illustrée par la sacralisation du référendum) ; une vision polarisée et hyperélectoraliste de la souveraineté du peuple qui rejette les corps intermédiaires et entend domestiquer les institutions non élues (comme les cours constitutionnelles et les autorités indépendantes) ; une appréhension de la volonté générale comme étant susceptible de s’exprimer spontanément. (…) La critique politique la plus commune du populisme est de le taxer d’illibéralisme, c’est‑à‑dire de tendance à secondariser l’extension (« sociétale ») des droits des individus par rapport à l’affirmation de la souveraineté collective, et simultanément à instruire le procès des corps intermédiaires accusés de contrarier l’action des pouvoirs élus.

Cette définition s’applique parfaitement à la situation en Tunisie. En effet, environ un mois après avoir annoncé la suspension du Parlement le 25 juillet, le président Kaïs Saïed a ordonné la fermeture de tous les locaux de l’Instance nationale de lutte contre la corruption (INLUCC) et la saisie de ses dossiers. Cette mesure a eu pour effet de retirer la protection exclusive dont bénéficiaient les lanceurs d’alerte dans les affaires de corruption.

Octobre 2019, Tunis – L’Instance nationale de lutte contre la corruption (INLUCC) rejoint les instances internationales de lutte contre la corruption, avant d’être frappée d’interdiction et de voir ses responsables poursuivis après le 25 juillet 2021 – INLUCC.

L’INLUCC n’était pas le seul organisme visé par Kaïs Saïed dans sa croisade contre les corps intermédiaires. En décembre 2023, le secrétaire général du gouvernement a adressé une note au conseil de la HAICA annonçant, sans préavis, le gel des salaires de ses membres à compter de janvier 2024, ce qui revient de fait à geler les activités de son conseil.

Hichem Snoussi revient sur cet épisode :

Lorsque le rôle de la HAICA a été supprimé, certains ont expliqué cette décision par le rejet des corps intermédiaires exprimé par Kaïs Saïed. Mais la véritable raison est le refus du conseil de la HAICA de signer un accord avec l’Instance supérieure indépendante pour les élections en 2022. La HAICA estimait en effet que l’organisation des élections, telle qu’elle était proposée, ne répondait ni aux critères de transparence, ni à ceux de la liberté d’expression.

Le conseil de la HAICA a adressé une lettre au président de la République, dans laquelle il lui a fait part de sa position concernant le processus électoral et de ses appréhensions quant aux acquis de la révolution, notamment la liberté d’expression. Il y affirme assumer ses positions sur la décennie écoulée et l’incurie des partis politiques, tout en continuant à défendre les aspects positifs de cette révolution, dont la liberté d’expression.

Hichem Snoussi ajoute qu’une analyse du discours de Kaïs Saïed, foncièrement hostile aux corps intermédiaires, révèle la volonté du chef de l’État de prendre le contrôle de tous les leviers de l’État et d’instaurer un régime autoritaire. Les prisons remplies d’opposants et l’exclusion des journalistes indomptables de la scène en sont la preuve.

Dans un entretien accordé à Nawaat en 2024, feu Chawki Gaddès, ancien président de l’Instance nationale de protection des données personnelles, a déclaré que le président Kaïs Saïed avait affirmé que les organismes indépendants étaient « en train de détruire l’État de l’intérieur ».

Le chef de l’État semblait réellement convaincu que ces instances – ainsi que les autres corps intermédiaires, en particulier les organisations de défense des droits humains – constituaient une menace pour son pouvoir. Dès 2024, il a lancé des attaques intensives contre la plupart d’entre elles.

Le 7 mai 2024, Mustapha Jammali, président du Conseil tunisien pour les réfugiés, et Abderrazak Krimi, directeur des projets au sein de cette organisation, ont été arrêtés. Cette double arrestation a entraîné la fermeture de l’organisation, qui rappelons-le, assistait le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) dans ses missions humanitaires. Cette campagne d’arrestations a conduit à l’arrêt des activités des organisations actives dans le domaine de la migration, alors que l’État tunisien les encensait dans ses réponses officielles aux interpellations internationales.

Mai 2013, Carthage – L’ancien président Moncef Marzouki et le président de l’Assemblée constituante, Mustapha Ben Jaafar, reçoivent les membres de la HAICA, aujourd’hui gelée par le régime du 25 juillet – HAICA.

Le 21 mai 2024, Adnen Lassoued a été démis de ses fonctions de détaché auprès de l’Instance d’accès à l’information. Il dirigeait cette structure depuis février 2020 en tant qu’adjoint d’Imed Hazgui, l’ex-président, nommé alors ministre de la Défense nationale.

Près d’un mois plus tard, Hafsia Ardhaoui a été déchargée de ses fonctions à la tête de l’Instance nationale de protection des données personnelles. Les deux instances étaient alors considérées comme gelées de fait, en raison du non-remplacement des postes vacants. Ce gel est devenu effectif lorsque, un an plus tard, les autorités ont décidé de suspendre les activités de l’Instance d’accès à l’information et de fermer son siège.

Le président Kaïs Saïed concentre tous les pouvoirs entre ses mains, contredisant ainsi ses discours dans lesquels il répétait que « c’est le peuple qui décide ». Sa méthode consiste à mépriser tous les corps intermédiaires et à s’en débarrasser progressivement en utilisant tous les moyens à sa disposition.

Le corps unique face à l’échec

Le 11 août dernier, dans la soirée, le président tunisien est descendu dans l’avenue de la Liberté, à Tunis, où il a visité le siège de l’Organisation de défense des consommateurs. Il a alors annoncé sur place que celui-ci deviendrait le siège du Conseil supérieur de l’éducation. Le lendemain matin, l’enseigne de l’organisation avait disparu de l’entrée du bâtiment.

Cette visite portait deux messages. Le premier : l’État a repris le siège d’un corps intermédiaire. Le second : il s’est approprié le rôle de cette organisation, qui consistait à défendre les consommateurs. Cette prise de position se manifeste clairement dans le communiqué du ministère de l’Intérieur du 6 septembre, qui annonce que des brigades de police ont mené des campagnes de contrôle des prix et de lutte contre la spéculation. Le communiqué affirmait que « l’État tunisien continuerait à assumer ses responsabilités en matière de défense des droits des consommateurs ».

Le mépris que Kaïs Saïed voue aux corps intermédiaires ne peut être gratuit. L’exclusion des organismes indépendants, des partis politiques, des associations, des syndicats et des médias n’a qu’une seule explication : s’approprier tous les rôles que jouent ces organismes. Or, ces mêmes corps viennent parfois en appui à l’État, notamment dans des dossiers brûlants tels que celui de la migration.

Depuis le fameux discours de février 2023, dans lequel le chef de l’État s’en est pris aux migrants en situation irrégulière, une crise est apparue dans la gestion officielle du dossier des migrants en situation irrégulière et des demandeurs d’asile.

En juillet de la même année, la politique de l’État s’est clarifiée lorsque des campagnes ont été lancées pour expulser les migrants et les demandeurs d’asile à la frontière tunisienne avec la Libye et l’Algérie, et pour forcer d’autres à rester dans des champs d’oliviers de la région de Sfax.

À la mi-2024, de nombreux observateurs ont commencé à mettre en garde sérieusement contre une grave crise humanitaire touchant les migrants, et plus particulièrement les demandeurs d’asile.

La situation s’est aggravée après les attaques groupées lancées contre plusieurs organisations actives dans le domaine de la migration, dont notamment le Conseil tunisien pour les réfugiés, qui soutenait publiquement les missions du HCR en recevant les demandes d’asile. Depuis l’arrêt de ses activités, les demandeurs d’asile en Tunisie se retrouvent livrés à eux-mêmes, car leurs cartes de demande d’asile ne sont plus renouvelées.

Le pouvoir a échoué dans bien d’autres dossiers. Depuis plus de quatre ans, le dialogue avec l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) est rompu, mettant ainsi fin au dialogue social.

Kaïs Saïed a voulu démontrer qu’il pouvait répondre aux revendications des travailleurs sans passer par une médiation. Il a, par exemple, annoncé l’interdiction de la sous-traitance. Mais au bout de quelques mois, le résultat fut désastreux : des centaines de travailleurs ont été licenciés sans régularisation de leur situation.

Hichem Snoussi souligne, à ce sujet :

Le problème, c’est que le régime actuel n’a aucune idée de ce à quoi ressemblerait un gouvernement sans les intermédiaires que sont les organisations, les syndicats, les partis politiques et les instances indépendantes. Ce constat est particulièrement flagrant dans des secteurs comme celui des médias.

Depuis le gel des activités du Conseil de la HAICA, le secteur des médias tunisiens est en proie à une crise sans issue. Le discours officiel exerce une emprise totale sur les médias publics, tandis que les autres médias, qu’ils soient privés ou indépendants, subissent des pressions de plus en plus intenses. Les journalistes n’ont plus accès à l’information officielle, ce qui permet au récit officiel, diffusé exclusivement sur les pages Facebook de la présidence de la République et d’autres structures et ministères de l’État, d’être la seule version relayée par les médias.

En moins de cinq ans, Kaïs Saïed a réussi à écarter tous les acteurs susceptibles de jouer un rôle dans l’élaboration d’une vision ou la construction d’une image de l’État. Après avoir retiré au pouvoir judiciaire et au pouvoir législatif leur rôle pour le concentrer entre ses mains, il s’est tourné vers les organisations et les syndicats restants, qui pouvaient encore remettre en cause son discours.

En réalité, il n’a pas eu de mal à faire taire des voix peu enclines à affronter l’autoritarisme et le despotisme. La plupart ont préféré se plier ou se ranger en attendant des jours meilleurs. Même les légions d’experts et de leaders d’opinion du monde associatif, qui avaient occupé le devant de la scène après 2011, évitent pour la plupart de s’exprimer dans les médias sérieux, de peur d’être dénoncés et inscrits sur la liste des personnes indésirables.

Profitant de cette abdication générale, Kaïs Saïed a tracé les contours de ce qu’il appelle « la construction par la base », avec pour mot d’ordre une large participation du peuple aux orientations de l’État, sans intermédiaire. En réalité, Kaïs Saïed n’a été fidèle qu’à un seul principe, qu’il a appliqué jusqu’au bout : l’élimination des corps intermédiaires. Il a cependant fermé les yeux sur le principe qui l’avait porté au pouvoir, à savoir permettre au peuple de participer à l’exercice du pouvoir.