« Tout peut arriver. Il peut même arriver que rien n’arrive ».
Proverbe russe
Quoi de plus laconique, de plus simpliste, mais de plus terriblement vrai que ce proverbe russe, pour décrire la situation qui prévaut dans la Tunisie postrévolutionnaire. Un pays réduit par la volonté des uns et des autres, de tous bords, à vivoter au jour le jour et où nul n’est supposé savoir de quoi sera fait le lendemain. Un pays où, faute de humer la subtile senteur du jasmin symbolique de la révolution, on est réduit à inhaler l’âcre odeur de la chevrotine, et où la simple commémoration d’un événement historique national dégénère en bataille rangée. Un pays où l’on voit, chaque jour un peu plus, s’incruster sur toute la longueur de son territoire le caractère reptilien angoissant de ce gigantesque point d’interrogation qui ponctue la lancinante question : où va la Tunisie?
Une situation devenue quasiment inextricable du fait de la multitude des acteurs aux rôles souvent équivoques, au discours politique aussi creux que grincheux, voire colérique et, par voie de conséquence, de l’accumulation de problèmes restés irrésolus, sans même un début de solution. Tout cela se retrouve pêle-mêle dans la signification même du mot Troïka dont on a commis la lourde et fâcheuse méprise de n’en qualifier uniquement, car de façon tronquée, que les trois premiers personnages de l’Etat, à savoir : le président de la République, le président de l’Assemblée Nationale Constituante et le chef du Gouvernement et, au-delà, les trois partis politiques dont ceux-ci sont issus. Pourtant, la simple consultation du dictionnaire nous en donne la double définition suivante : « En Russie, groupe de trois chevaux attelés de front. Ensemble des trois chevaux et du véhicule… ».
En connaissance ou en méconnaissance de cause, de bonne ou de mauvaise foi, notre élite politique d’opposition, quelques médias compris, affiche l’air de se complaire à ne vouloir retenir que la première moitié de la définition, combien même la pertinence de la métaphore aurait objectivement commandé de retenir la seconde. Car, en fait, à entendre fuser les critiques et énumérer les échecs évidents, sans nul doute, de l’actuel gouvernement, on se fait un devoir d’occulter le véhicule qui n’est autre que le pays, en l’occurrence, pour compléter ladite métaphore. La raison originelle en était, tout bêtement, c’est le cas de le dire, à qui prendrait part à une chevauchée que tout prédisposait à relever plus du rodéo brise-échine que de la bonne petite promenade équestre. Une ruée folle vers l’attelage où la griserie de la victoire électorale a fait son vaporeux effet de négliger le véhicule à conduire et d’en sous estimer la cargaison pour le moins explosive. Une ruée vers l’ANC et, au-delà, vers le gouvernement, où les gagnants étaient destinés à tout y perdre, et où les perdants, faute de propositions utiles et concrètes, n’ont gagné qu’en cynisme.
En effet, sans compter que nos trois braves bourrins n’ont rien des pur-sang politiques rompus à la gestion des affaires, qu’ils ne pourraient se prévaloir que de leur militantisme respectif, louable, certes, mais somme toute insuffisant pour leur fournir l’étoffe des vrais hommes d’Etat, il faudrait souligner, en plus, l’absence totale de cohésion entre eux-mêmes, d’une part, le dysfonctionnement des institutions et l’incapacité de définir les priorités dans la gestion des multiples dossiers qui, à ce jour, n’ont connu que des velléités de traitement, d’autre part. Le tout sur fond d’une situation économique critique, financière et monétaire notamment, Dans ces conditions, à l’arrivée, la Troïka ne peut que faire figure d’un pauvre petit “tiercé dans le désordre” qui, les turfistes le savent très bien, ne rapporte pas grand chose.
Donc, le véhicule bourré de bombes à retardement est supposé devoir endurer le calvaire de cet itinéraire cahoteux dans l’abominable attente de parvenir, espérons le, à bonne étape pour le désamorçage de celles-ci. Seulement, voilà que ces bombes s’appellent : sécurité et ordre publics, dossier des martyrs et blessés de la révolution, 800.000 demandeurs d’emploi, croissance poussive, inflation galopante, pouvoir d’achat anémié, justice transitoire et apurement des dossiers liés à la corruption et l’on en passe. Autant de revendications se bousculant dans l’entonnoir de l’urgence, légitimes du fait ou à l’origine de la révolution suite à laquelle l’Etat lui-même a grande peine à survivre au totalitarisme de l’ancien régime dont il tirait sa raison, sa force et son prestige. Les gouvernements successifs de MM. Ghannouchi et Caïd Essebsi, à coups de Kasbah, en ont bien eu l’avant goût de ce que ne cesse de déguster celui de Mr Jebali.
Ainsi, vacillant dès le lendemain de la révolution, l’Etat s’est virtuellement écroulé le 17 décembre 2012 à Sidi Bouzid du fait de la lapidation dont les présidents et de la République et de l’Assemblée Nationale Constituante furent victimes, de la part de citoyens de cette ville. Tous deux élus au suffrage universel, l’un est censé être, institutionnellement, président de tous les tunisiens, l’autre celui de l’Assemblée de tous les élus du peuple, c’est la République dans son entièreté qui a été politiquement lapidée. Et voilà que notre éternelle Tunisie est bel et bien logée à l’enseigne des républiques bananières. Ce n’est qu’un humble avis que j’émets avec beaucoup d’amertume. Il vaut ce qu’il vaut.
Sur ce, la problématique réside, désormais, dans la définition de l’Etat que Mr. Edmond Jouve, mon cher et respectable professeur de sciences politiques à la Sorbonne, proposait début des années 1970 : « à l’origine, l’Etat est un peuple qui a mal tourné ». Aussi, ce dangereux précédent de l’Etat bafoué, agressé voire désarçonné à Sidi Bouzid, comme il aurait pu l’être n’importe où de par le pays, nous presse-t-il de nous demander, a contrario, si le peuple tunisien ne serait pas en train de mal tourner? Une voie de fait qui s’inscrit dans une périlleuse logique d’escalade dès lors que tous les ingrédients d’une montée de la violence sont partout réunis.
Car, si l’on est volontiers enclin à comprendre que Ennahdha, en principal meneur de cette tumultueuse équipée, n’ait peu ou prou réussi de l’action gouvernementale dont elle s’est investie, on comprendrait beaucoup moins bien le travail de fond qu’elle fignole pour assurer son emprise sur les rouages de l’Etat, de l’Administration et tant généralement qu’assidûment sur l’électorat, en perspective des prochaines échéances électorales. Sous ce chapitre, son ultime trouvaille réside, comme chacun le sait, dans la création des ligues de protection de la révolution. A ce propos, concernant la forme, cette action présente déjà le goût fort discutable et traduit le manque de tact politique de vouloir usurper sa révolution à tout un peuple, jeunesse en tête, et de s’en proclamer seul et unique protecteur. Quant au fond, la réalité des faits nous montre au quotidien, que cette protection est sous-traitée par des bandes de gangsters, repris de justice pour la plupart d’entre eux, moyennant finances et autres facilités juteuses, de complaisance. Nous voilà donc en régime “voyoucratique” qui, de l’intimidation à la terreur, n’a qu’un petit pas à franchir.
Et c’est là que nous nous devons d’interpeller l’Histoire, pour peu que l’on se convainque de l’évidence qui établit que, nonobstant l’époque et l’espace, les mêmes causes produisent immanquablement les mêmes effets avec, toutefois, les petits détails propres à chaque cas, comme de bien entendu. Logique révolutionnaire oblige, la Tunisie, curieusement, est en train de vivre, à peu de choses près et hormis la guerre que lui avait déclarée l’Europe monarchique suite à l’exécution de Louis XVI, le 21 janvier 1793, le même scénario politique et social vécu par la France entre septembre 1792 et novembre 1795, sous le régime de la Convention Nationale. Aussi, ce parallèle qui peut paraître osé, voire imprudent, se propose-t-il au moins de suggérer certaines questions qui méritent d’être posées, maintenant que la révolution est confisquée et que le pays est quadrillé par ce qui équivaudrait aux clubs jacobins.
En effet, face à l’anarchie qui régnait, et sous la pression de la majorité Montagnarde, la Convention avait décidé, par le célèbre décret du 5 octobre 1793, que le « gouvernement sera révolutionnaire jusqu’à la paix » et, de ce fait, la Constitution du 24 juin 1793 n’avait jamais été mise en application. C’est que ladite constitution était tout simplement inapplicable et que ses auteurs mêmes n’avaient pas l’intention de l’appliquer. Ils l’ont faite, à dessein, œuvre de propagande révolutionnaire et manœuvre politique destinée à apaiser les craintes. Et comme nul n’ignore l’aversion de l’idéologie nahdhaouie pour ce genre d’écrits, force serait de nous demander quel devenir aura notre Constitution encore en gestation, éléphantine doit-on dire, au sein de notre pétaudière d’Assemblée Constituante? Verra-t-elle enfin le jour et, dans l’affirmative, trouvera-t-elle les conditions propices à son application? De quelle rigueur rédactionnelle sera-t-elle prémunie contre toute tentative de détournement au moyen de lois organiques pernicieuses, mal intentionnées?
A présent, qu’à force d’avoir voulu gagner du temps sur l’élaboration de la constitution, pour approfondir davantage son enracinement, ennahdha s’est fait prendre à son propre jeu, du fait de son enlisement au niveau gouvernemental. N’étant pas, comme tout parti politique porteur d’une quelconque idéologie, du genre à avoir contre mauvaise fortune bon cœur en jouant le jeu démocratique, la panacée montagnarde lui serait tout indiquée. Pour peu que l’Histoire se réédite, Robespierre et consorts l’avaient appliquée pour sauver la révolution française, Ennahdha l’essaierait pour s’approprier la révolution tunisienne. Là, quiconque sera bien inspiré d’admettre que la fin ne saurait toujours justifier les moyens et que la dictature n’a jamais préludé à la démocratie. Le peuple tunisien ne le sait que trop.
J’ai lu l’article du professeur M’hamed Bounenni, ” La Tunisie An II de la Révolution Sous le signe de la Troïka”.
Je partage son analyse “pessimiste”, en fait réaliste.
Je suis spécialiste des transitions politiques et connaît l’histoire de la Tunisie également.
Le professeur se demande où va la Tunisie? En fait, nous savons qu’elle va contre le mur, comme une voiture qui n’a plus de conducteur. La question est de savoir quelle sera l’importance du choc et qu’elles en seront les dégâts, bien que certains sont déjà observables. Mais ce n’est pas grand chose par rapport à ce qui nous attend.
La démocratie n’est pas une partie de plaisir.
M Djaziri
Je ne peux que partager l’analyse de l’auteur, avec tristesse. La Tunisie traverse une crise politique qui n’est que le résultat d’une crise identitaire. On a peut-être été trop vite en besogne après la chute de Ben Ali, chacun pensant que la “démocratie” était synonyme de “je fais ce que je veux et les autres n’ont qu’a bien se tenir”. Je retiens l’événement grave survenu le 17 décembre 2012 à Sidi Bouzid tout autant que M’hamed Bounenni. Les gens pensent obtenir tout et tout de suite. Après 2 ans il n’ont toujours rien et ne s’en rendent même pas compte. Chaque augmentation de salaire obtenue a été suivis d’une hausse de prix dans ou tel secteur. A quoi bon?
Des sit in a répétition, des manifestations, chacun tirant la couverture sur soi. Rien avance et je souhaite juste que la dictature ne revienne pas profiter de cette situation.
L’analogie est le rapprochement paraissent audacieux et hasardeux même..
Notre Louis XVI a déjà “émigré” et on a ni un Robespierre ni un Danton.
Que Ayadi qui se voit en Saint Just!!!!
Mais l’article pose une problématique intéressante qui ouvre débat.
Edmond JOUVE.. oui :-).. une époque..