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Nous sommes le 3 mars 2013 et le remaniement ministériel n’a toujours pas eu lieu. Mais même sans gouvernement, la semaine politique fut chargée en Tunisie. En vrac, le Harlem Shake a été décrété « haram » par les cheikhs, l’enquête sur l’assassinat de Chokri Belaïd avance de manière substantielle, et les habitants de Ksar Hellal ont cru observer une apparition d’Habib Bourguiba.

Les trouble-fêtes, arroseurs arrosés

Le phénomène serait sans doute resté anecdotique sans le concours des jeunesses d’Ennahdha. Ou plutôt du plus turbulent d’entre eux, Aymen Ben Ammar, autoproclamé gardien de l’ordre moral.

La vidéo du premier Harlem shake, un « mème » internet exécuté au Lycée des Pères Blancs, circulait encore de manière confidentielle, dimanche dernier, quand le jeune militant islamiste attire l’attention du grand public, en se vantant d’être personnellement intervenu auprès du ministre provisoire démissionnaire de l’Education, pour en sanctionner les auteurs ainsi que le personnel du lycée.

Ce n’est pas la première fois que l’apprenti censeur se mêle d’un fait divers. Cette fois c’est sur le mode de la pudibonderie inquisitoire que cet administrateur de plusieurs pages Facebook pro Ennahdha alerte Abdellatif Abid dans le cadre d’une interview où les mesures à prendre sont quasiment soufflées au ministre. Quelques heures plus tard, celui-ci obtempère.

Politiquement, l’épisode est symptomatique de ministres Ettakatol censés tout comme leurs homologues du CPR équilibrer la coalition gouvernementale vers davantage de centrisme, mais qui dans les faits bafouent ce rôle régulateur et « se couchent », donnant à voir une image d’exécutants inféodés au parti majoritaire.

Par ailleurs rien n’est entrepris lorsque les mêmes établissements scolaires sont le théâtre de shows religieux où l’administration est défiée par des prières collectives et des déploiements de drapeaux noirs.

L’émulation aidant, cette fois une jeunesse galvanisée par le goût du défi fait du Harlem shake en quelques jours un phénomène de société libertaire digne du post anarchisme. Aux quatre coins du Grand Tunis, puis jusque Gafsa, la semaine est ponctuée par des Harlem shake lycéens toujours plus audacieux, avec comme point d’orgue une performance finale vendredi à Bab Bnet, à même le trottoir du ministère.

A l'ISLT de Tunis, le Harlem Shake dégénère en bagarre générale, après avoir été saboté par des étudiants pro islamistes

On parle souvent de l’effet contre-productif qu’auraient les « laïcards » sur la cause qu’ils défendent. Même si la danse se sera terminée quelque fois en rixe générale dans les facultés, sabotée par des intégristes, l’escalade Harlem shake fera jurisprudence quant à l’effet désastreux inverse, celui que peuvent obtenir les plus zélés des jeunes Ennahdha, appelés « jeunes enthousiastes » par leur leadership.

Dans le camp des plus sceptiques, même ceux qui étaient au départ irrités par un phénomène de mode qui « détourne de l’essentiel au lendemain d’un assassinat politique » sont au final convaincus par la dimension quasi testamentaire du rituel festif, hommage conscient ou pas à l’hédoniste Belaïd.

Parée de l’insouciance de sa jeunesse, Tunis avait cette semaine quelque chose de Beyrouth, avec ce pied de nez à la violence politique.

La piste salafiste complique la donne

Mardi, branle-bas de combat au ministère de l’Intérieur : une conférence de presse est convoquée en urgence. Au même moment où Ali Laârayedh, la mine des grands jours, parade devant une centaine de médias filtrés (dont 2 sites web uniquement), une reconstitution aussi bâclée que controversée avait lieu sur la scène du crime à Menzah 6.

20 jours après le meurtre, le nouveau Premier ministre, virtuellement encore en poste en tant que ministre de l’Intérieur, annonce l’arrestation de 4 suspects « appartenant à une mouvance religieuse extrémiste », des salafistes tous complices du meurtrier toujours en fuite.

Même prononcée par l’un des plus modérés des ministres d’Ennahdha, le choix du vocabulaire est lourd de sens. On pourrait en conclure à une réforme parachevée de l’islam politique tunisien : la description faite de l’idéologie des assassins ferait presque croire à une phrase prononcée par un authentique laïc.

Du coté des religieux plus radicaux, elle fait tiquer tout le monde, à commencer par les Ligues de protection de la révolution, souvent pro djihadistes, pour qui la sortie de Laârayedh s’apparente au discours diabolisant de l’ancien régime.

Il faut dire que l’histoire des mouvements salafistes de par le monde est l’histoire d’une longue manipulation. Les plus utopistes sont régulièrement infiltrés par les services de renseignement. Il y a cependant dérive lorsque le réflexe du complot gouvernemental, dès que le salafisme est évoqué, nous aveugle au point de disculper le fondamentalisme de ses méfaits potentiels.

En somme, la piste salafiste, conjuguée à l’absence du tueur, soulève davantage de questions qu’elle n’en résout. La défense des 4 détenus achève de jeter le trouble sur l’enquête en affirmant vendredi que les aveux de l’un d’entre eux ont été « arrachés sous la torture ».

Enfin, le juge d’instruction de la 13ème chambre du Tribunal de Tunis démentait le même jour toute coordination avec le ministère de l’Intérieur, contrairement à ce qu’avait indiqué Ali Laârayedh dans sa conférence de presse. Le juge a précisé qu’il est « le seul à superviser la brigade anti criminalité dans cette affaire ».

A vouloir à tout prix engranger un rapide bénéfice politique, il semble que le ministre soit allé un peu vite en besogne, discréditant un peu plus l’enquête, d’autant qu’il pourrait être convoqué lui-même en tant que témoin.

Remaniement, on reprend les mêmes et on recommence

L’exemple de la Belgique (541 jours sans gouvernement de 2010 à 2011) est de plus en plus cité à titre de comparaison, face à la vacuité institutionnelle qui s’installe dans la durée en Tunisie.

Ironisant sur la criante similitude entre les images des négociations Hamadi Jebali / partis politiques et celles d’Ali Laârayedh réuni avec les même partis, certains se sont même proposé de « jouer au jeu des 7 différences ».

L’explication de tant d’inertie tourne autour des mêmes lieux communs débattus à outrance : existe-t-il des technocrates réellement neutres ? Et qui va bien vouloir de la patate chaude du bilan d’un mandat de 6 mois à 1 an ?

Seule avancée tangible à se mettre sous la dent, Ennahdha acceptait officiellement mercredi de renoncer aux 4 ministères régaliens.

Le même jour Kamel Jendoubi jette un pavé dans la marre : l’ex président de l’ISIE déclare qu’il ne présentera pas sa candidature à la future Instance : « Je ne participerai pas à une instance qui représente une vraie menace pour la transition démocratique » assène-t-il devant la presse dans l’ancien local de l’ISIE à Bab Bnet.

En clair, même avec un ministère de l’Intérieur neutre, Ennahdha n’échappera pas aux soupçons de fraude électorale.

A Ksar Hellal, la guerre des droites reprend de plus belle

Le 24 mars 2012, Nidaa Tounes (alors appelé Appel de la nation) organisait son meeting fondateur à Monastir, fief destourien absolu. Un an plus tard, retour aux sources hier samedi 2 mars, date de la commémoration du 79ème anniversaire de la fondation du Néo-Destour par Habib Bourguiba à Ksar Hellal. La ville a abrité un meeting populaire de Béji Caïd Essebsi décrit comme « un tournant ».

Nous voilà donc replongés en 1934, au nom de la modernité…

Après Djerba et l’épisode youssefiste, l’étape Ksar Hellal confirme que pour s’exprimer, la pensée nationaliste a besoin d’une terre d’ancrage, quitte à conforter les adeptes du régionalisme dans leur vote d’appartenance clanique.

Haranguant une foule de quelques milliers de personnes, BCE a lancé « Cette fois je suis venu vous voir avec 4 autres partis ». Reste à savoir à quel point les partis en question ont apprécié le folklore de la nostalgie, le mimétisme avec Bourguiba confinant cette fois au clonage, jusque dans le look et les lunettes, mais avec un gilet pare-balle en sus, rappelant que le meeting se passe sous un étroit encadrement policier.

Dominateur, le discours en lui-même trahit une rhétorique toujours plus décomplexée. « Nous sommes des propriétaires et non des locataires », lâchera l’octogénaire, suggérant que c’est à ses adversaires d’être expulsés.

La veille, Mohsen Marzouk dira répondant à une question sur la provenance des fonds de Nidaa : « Nous sommes un parti riche, n’y a-t-il donc que les pauvres qui trouvent grâce à vos yeux ? »

Quelques jours plus tôt, BCE affirme : « Nous sommes incontournables, rien ne se fera sans nous ».

Samedi Nidaa Tounes recevait un soutien en béton, en la personne de la sulfureuse avocate d’extrême droite Raja Haj Mansour, qui a offert ses services au parti selon une volte-face finalement pas si incohérente, après avoir soutenu Ennahdha.

Publié le 27 février, le dernier sondage politique en date de 3Ci révèle une certaine exaspération des Tunisiens face à une classe politique qui peine à se renouveler. De 7,9% d’intentions de vote avant l’assassinat de Chokri Belaïd, le Front Populaire passe à 12,2%, là où les deux conservatismes religieux et non religieux perdent du terrain en repassant sous la barre des 30% chacun.

La gauche radicale s’installe en tant que solide alternative, cette 3ème voie que le martyr Belaïd appelait de ses vœux.

Seif Soudani