gannusierdogan
Photo: akparti.org.tr

En six jours, les manifestations qui secouent la Turquie ont fait deux morts et près de 2 000 blessés. Attisée par une répression policière féroce, la contestation, qui a débuté le 31 mai par des manifestations à Istanbul contre la transformation du parc Gezi – l’un des derniers espaces verts de la ville – en complexe commercial, a gagné tout le pays. Des milliers de Turcs sont descendus dans la rue, dans des dizaines de villes du pays.

Pas de quoi impressionner pourtant le Premier ministre turc, qui cherche à minimiser la gravité de la situation, et pour qui les manifestations sont orchestrées par des « extrémistes» et des « marginaux » . Recep Tayyip Erdogan a en effet décidé de maintenir sa tournée de cinq jours au Maghreb, prévue de longue date. « La situation est en train de se calmer. À mon retour de cette visite, les problèmes seront réglés », a-t-il déclaré le 3 juin lors de son passage à Rabat, au Maroc.

« Say Dégage to Erdogan »

La Tunisie est la dernière étape de cette tournée. Erdogan a atterri hier soir à Tunis, où il doit rester deux jours. Un important dispositif sécuritaire a déjà été mis en place autour de l’ambassade de Turquie, en prévision de manifestations de protestation contre sa venue à Tunis.

Si la visite du Premier ministre turc est mal vue par une partie des Tunisiens, qui s’identifient, après avoir fait une révolution, à la lutte des manifestants turcs, il en est autrement du gouvernement. Tunis et Ankara ont en effet prévu de signer plusieurs accords bilatéraux, dans les domaines diplomatique, sécuritaire, éducatif, culturel et surtout… économique. Car Erdogan a emmené avec lui pas moins de 200 hommes d’affaires et investisseurs turcs.

L’Assemblée nationale constituante a déjà adopté, hier en séance plénière, deux accords de crédit d’une valeur totale de 640 millions de dinars, dont l’un est destiné à financer l’acquisition de produits d’origine turque. Tout bénéfice pour la Turquie, qui exporte déjà six fois plus de produits vers la Tunisie que la Tunisie n’en exporte vers la Turquie.

Erdogan doit également, à l’occasion de cette visite, coprésider avec le Premier ministre Ali Laârayedh la première réunion du Conseil supérieur tuniso-turc de coopération stratégique, dont la création avait été annoncée en décembre 2012 à Ankara.

Le chef du gouvernement turc participera enfin, cet après-midi, à un forum d’affaires tuniso-turc organisé par l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica). Une manifestation « Say Dégage to Erdogan » est d’ailleurs prévue aujourd’hui à 15 h devant le siège de l’organisation patronale.

Outre les intérêts économiques qui lient la Tunisie et la Turquie, il existe entre les partis islamistes au pouvoir dans les deux pays – Ennahda et AKP (Parti de la justice et du développement) – une affinité idéologique. Le chef d’Ennahda Rached Ghannouchi ne s’en est jamais caché, lui qui a déclaré considérer « l’expérience turque comme un modèle » .

Mise au pas des contre-pouvoirs

Le « modèle turc », tant mis en avant par Erdogan, serait en effet la preuve que l’islamisme est compatible avec la démocratie et la modernité.

Si l’on considère qu’il suffit d’organiser des élections libres pour être une démocratie, cette définition s’applique effectivement à la Turquie. En revanche, l’état de la liberté d’expression dans le pays est inquiétant.

Dernière atteinte en date : hier matin, au moins 25 personnes ont été arrêtées à Izmir pour avoir répandu sur le réseau social Twitter des «informations trompeuses et diffamatoires». Elles auraient en fait, selon l’opposition, simplement « appelé les gens à manifester ».

Fort de sa majorité – le parti d’Erdogan, l’AKP, a gagné trois fois de suite les élections législatives, avec un score frisant les 50 % en 2011 –, le Premier ministre turc a mis au pas tous les contre-pouvoirs.

La grande majorité des médias sont aux mains de groupes proches de l’AKP, et 49 journalistes sont aujourd’hui en prison, faisant de la Turquie, selon Reporters sans frontières (RSF), « la plus grande prison du monde pour les journalistes » . Au classement mondial de la liberté de la presse 2013 établi par RSF, la Turquie est 154e sur 179 .

La justice est aussi devenu un instrument aux service de l’AKP, qui, sous prétexte de « complot contre le gouvernement » et de « terrorisme », multiplie les procès contre les étudiants, intellectuels et militants proches de l’opposition. Ces lois ont également été utilisées pour réprimer la minorité kurde, dans un contexte de conflit armé entre l’armée turque et les rebelles indépendantistes du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan).

Les ONG estiment qu’il y aurait aujourd’hui entre 8 000 et 12 000 prisonniers politiques en Turquie.
L’armée elle-même a été mise hors d’état de nuire. Deux mois après la victoire de l’AKP aux dernières législatives de 2011, le gouvernement Erdogan a poussé le chef d’état-major et les commandants des armées de terre, de mer et de l’air à la démission, et incarcéré 250 officiers supérieurs pour « complot contre le gouvernement ».

La dérive autoritariste d’Erdogan, couplé à la répression policière – les effectifs des forces de l’ordre ont triplé depuis son arrivée au pouvoir, il y a dix ans – alimentent aujourd’hui la colère des manifestants d’Istanbul, d’Ankara et d’ailleurs.

Une politique économique néolibérale

Pour à la « modernité », tout dépend là aussi de ce que l’on entend signifier. Erdogan aime à mettre en avant la réussite de sa politique économique néolibérale : la Turquie est la 17e économie du monde en termes de PIB. Mais la croissance rapide du pays, qui a atteint pendant deux années des records, à plus de 8 %, est en train de s’essouffler, et a ralenti à 2,2 % en 2012, selon les chiffres de l’Institut turc de la statistique. Il existe également d’importantes inégalités sociales entre les régions, la dette publique atteint 80 % du PIB, et l’inflation est de 7 % environ. Sans compter la dette des consommateurs turcs, qui augmente de 40 % chaque année.

Les nouveaux « Indignés » turcs ne s’y trompent pas, quand ils scandent dans leurs manifestations des slogans anticapitalistes. Ils sont également excédés par les projets urbains mégalomaniaques d’Erdogan. Celui qui fut dans les années 1990 maire d’Istanbul a voulu, par des projets démesurés, faire de la capitale économique du pays la vitrine de son parti. Mais le plan de transformation du parc Gezi en centre commercial géant semble être le projet de trop.

Quant à la « modernité » de la société, pour laquelle la Turquie a souvent été citée en exemple, elle semble elle aussi menacée.

Les opposants craignent un retour en arrière

L’AKP se définit en effet comme un parti islamiste « modéré », et le pays, dont la population est majoritairement musulmane, a depuis près d’un siècle un régime laïque, mis en place en 1924 par Mustapha Kemal Atatürk, considéré comme le fondateur de la Turquie moderne.

Pourtant, les opposants craignent un retour en arrière, et la destruction par Erdogan, qu’ils accusent d’instrumentaliser la religion, de l’héritage d’Atatürk.

Au mois de mai notamment, une loi a été votée par le parlement turc interdisant la vente d’alcool pendant la nuit, ainsi qu’autour des lieux de culte et des écoles. La consommation d’alcool est désormais interdite sur les vols intérieurs de la Turkish Airlines, et sur les terrasses de certaines villes.

Peu s’en souviennent, mais lors de sa campagne électorale pour la mairie d’Istanbul, en 1994, Erdogan avait déclaré être un « serviteur de la charia ». Le Premier ministre turc a déclaré avoir changé depuis, mais les récentes mesures prises par son gouvernement inquiètent une partie de la jeunesse turque, laïque et éprise de liberté.

S’il existe ou a existé un modèle turc, il est peut-être aujourd’hui en train de se fissurer.