Les assauts lancés par des milices étrangère au monde syndical contre le siège de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) ont échoué. Depuis, le pouvoir a tenté d’isoler l’organisation en la contournant dans le dossier des augmentations salariales et en empêchant toute réunion de conciliation ou de négociation avec l’ensemble de ses structures. En outre, il a fait pression sur les représentants du patronat pour l’amener à mettre fin aux négociations sur les augmentations des salaires dans le secteur privé.

Autant d’éléments qui ont incité l’UGTT à décréter une grève générale pour le 21 janvier 2026, alors que se poursuivent les préparatifs complexes de son congrès extraordinaire.

Après le coup d’État du 25 juillet 2021, Kais Saied a évité de s’engager dans des batailles contre tous les acteurs politiques, syndicaux et associatifs, à la fois. Il a préféré s’attaquer à chacun d’entre eux séparément afin d’empêcher qu’ils ne s’unissent et n’agissent de concert. Le pouvoir judiciaire et ses membres ont été les premières victimes du processus de concentration du pouvoir entre les mains d’un seul homme. Après une campagne de dénigrement rondement menée, des dizaines de magistrats dont l’allégeance était mise en doute ont été limogés. Les institutions judiciaires n’ont pas trouvé de soutien significatif auprès des autres composantes de la société civile, qui pensaient rester à l’abri des abus tant qu’elles étaient éloignées du mouvement Ennahdha et de ses alliés. Au fil des semaines, avec l’aggravation des injustices politiques, alors que toute opposition est désormais assimilée à un complot contre la sécurité de l’État, le moment semblait venu de se débarrasser des autres corps intermédiaires. En particulier ceux qui étaient restés réfractaires à l’autoritarisme et à ses relais, avec à leur tête l’UGTT, dont le poids et l’ancrage historique, géographique et humain en faisaient la plus grande menace pour le pouvoir absolu de Kais Saied.

Manœuvres pour tâter le terrain et gagner du temps

Les tentatives du chef de l’Etat de déstabiliser la première force syndicale n’ont pas attendu l’été 2025. Elles ont commencé par des campagnes de harcèlement, où tous les moyens de l’Etat ont été mis à contribution pour ébranler le mouvement syndical et ternir son image dans la société. On peut citer, comme exemple, la mise à l’écart et l’emprisonnement de nombreux syndicalistes, la négociation unilatérale des revendications portées depuis des années par le syndicat ou encore la publication du décret n° 20. Celle-ci a marqué le début de la restriction du droit de négociation et la suppression du détachement syndical, afin de normaliser l’idée que la Tunisie de Kais Saied n’a plus besoin d’organisation syndicale, y compris celle fondée par Farhat Hached. Le ton a été donné lors de la dernière augmentation unilatérale du salaire minimum garanti, suivie des pensions de retraite, de la révision du Code du travail, de la suppression de la sous-traitance de main d’œuvre et d’autres dossiers qui auraient dû être traités et réglés avec la participation du syndicat en tant que partenaire social, dans le cadre du Conseil national du dialogue social, que le président a ajouté à la liste de ses victimes sans bruit ni résistance notable.

La question de l’augmentation des salaires dans le secteur public et la Fonction publique demeure l’un des dossiers les plus importants que Kais Saied tente de soustraire à la centrale syndicale. On s’attend ainsi à ce que le gouvernement approuve une augmentation des salaires après l’avoir inscrite dans la loi de finances 2026, dans un chapitre qualifié de politique, dirigé contre le syndicat. Une augmentation qui ne dépassera pas 4 %, ce que les dirigeants de l’UGTT considèrent comme un précédent absurde, prévoyant également une augmentation des salaires dans le secteur privé. Pour le porte-parole du syndicat, Sami Tahri, interrogé par Nawaat, « cela porte un coup fatal à la politique contractuelle qui a constitué le fondement de la paix sociale pendant des décennies, grâce à des négociations périodiques entre les trois partenaires sociaux. »

Malgré son importance, le dossier de l’augmentation salariale ne représente qu’un détail dans une problématique plus vaste, à savoir la décision prise par le chef de l’Etat suite à la grève des transports qui a eu lieu entre le 30 juillet et le 1er août derniers : le refus de négocier avec le syndicat et toutes ses structures nationales et régionales, et les notifications officielles adressées par l’Inspection générale du travail et les services des conflits du travail de la centrale syndicale, l’informant de la suspension des séances de négociation et de conciliation dans tous les secteurs et toutes les régions, comme nous l’explique Taher Barbari, membre du bureau exécutif de l’UGTT.

Septembre 2021, siège central de l’UGTT – Kais Saied en visite au siège de l’Union, où il rencontre son secrétaire général Noureddine Taboubi – Page officielle de l’UGTT

Il apparait clair que le soi-disant cerveau chargé par le pouvoir de saper le rôle des syndicats dans le pays, a tenté d’exploiter la grève des transports, compte tenu de la paralysie qu’elle avait provoquée et du mécontentement des citoyens. Ce qui explique pourquoi, dès le 7 août dernier, un groupe de « nervis » du pouvoir s’en est pris au siège central de l’UGTT, exigeant la dissolution de l’organisation. Malgré l’élan de soutien qu’a suscitée cette attaque en faveur du syndicat, Kais Saied n’a pas hésité à prendre la défense des assaillants de la Place Mohamed-Ali, soutenant qu’ils n’avaient pas l’intention d’agresser ou de franchir l’enceinte du siège. Mais le plus grave dans son discours était cette allusion à l’ouverture de «dossiers» concernant l’organisation et ses dirigeants, dans l’une de ses tentatives de diaboliser ses adversaires et de les jeter à la vindicte populaire, en les accusant sommairement de corruption et de traitrise.

Eliminer l’organisation et interdire les négociations

L’attaque menée par les barbouzes du 25-juillet contre le siège de la centrale à la Place Mohamed-Ali et celui de l’Union régionale du travail de Sfax, a eu un effet contraire à celui escompté par le pouvoir. Cela a poussé même les opposants à la direction de l’Union à soutenir l’organisation et à refuser que Kais Saied reproduise les méthodes des milices de Sayah et d’Ennahdha pour soumettre l’organisation syndicale. Ce refus s’est illustré par une riposte forte de la part de l’UGTT qui a organisé une grande manifestation à laquelle ont participé ses structures, ses partisans, ses sympathisants et une grande partie de la classe politique. Cette riposte a contraint la présidence à faire marche arrière et à jouer la carte de la fermeture du dialogue et des négociations collectives avec la centrale et toutes ses structures, à tous les niveaux. Elle a même fait pression pour empêcher les négociations avec le patronat et les autres organismes indépendants sur l’augmentation des salaires dans le secteur privé, dans un message signifiant que l’État ne reconnaîtrait plus à l’avenir l’Union comme représentant des travailleurs et ne traiterait plus avec elle. Elle a, pour ce faire, enjoint aux inspections régionales et centrales du travail, ainsi qu’aux gouverneurs de ne tenir aucune réunion avec les syndicats.

Interrogé par Nawaat, le secrétaire général adjoint de l’UGTT, chargé du secteur privé, Taher Mezzi, estime que la décision du pouvoir de suspendre complètement les négociations avec les structures syndicales, par notification de l’Inspection générale du travail, était contraire à la Constitution et aux conventions internationales ratifiées par l’État tunisien. Cette contravention ne peut être considérée comme une mesure administrative, mais bien comme une mesure éminemment politique, dont l’objectif n’est plus de marginaliser l’UGTT, mais de l’éliminer et de réduire le rôle des organisations en général. Ceci parce que la suspension des négociations et du dialogue touche toutes les autres organisations représentant les partenaires sociaux et certains secteurs, et pas seulement la centrale syndicale. Explication du syndicaliste :

Il y a des messages clairs que le pouvoir envoie à l’UGTT, à commencer par la révision du Code du travail sans consultation du syndicat, dans le cadre réglementaire qu’est le Conseil national du dialogue social, que le président a lui-même supprimé. Nous nous retrouvons aujourd’hui dans une situation où les lois du travail sont révisées sans consultation du syndicat le plus représentatif des travailleurs. Et nous subissons actuellement les conséquences de cette décision et de certains amendements inadéquats que l’organisation ne pourra jamais accepter.

Juin 2022, Tunis – Une foule de travailleurs devant le siège du syndicat, à l’occasion de la grève de juin 2022, ignorée par le gouvernement de Najla Bouden – Photos Nawaat

Pression sur les représentants du patronat

Les injonctions visant à exclure les structures syndicales des négociations se sont donc étendues au secteur privé, où le rôle du gouvernement se limite, pourtant, à rapprocher les points de vue du patronat et du syndicat des travailleurs. Or, il est clair que les représentants du patronat, en particulier ceux des entreprises tunisiennes, craignaient la réaction du pouvoir s‘ils signaient des accords avec les représentants du syndicat pour augmenter les salaires dans le secteur privé. C’est pourquoi les représentants du patronat se sont soudainement retirés après des séances de négociation, dont certaines avaient abouti à la signature d’un avenant modificatif pour l’augmentation des salaires, comme c’était le cas dans les secteurs des assurances, des banques et des institutions financières.

Selon des sources syndicales, les négociations entre le secteur bancaire, les institutions financières et les assurances, avaient abouti à un accord sur le montant de l’augmentation salariale. Mais, sans aucune justification ni explication, les représentants du patronat se sont retirés des négociations, ce qui a poussé l’Union générale des banques, des assurances et des institutions financières à protester contre la violation du droit à la négociation collective et à organiser une grève les 3 et 4 novembre 2025. Aucune réunion de conciliation n’a été organisée pour tenter de l’annuler ou de la reporter, comme c’est habituellement le cas, car le président a donné ordre d’interdire toute négociation avec le syndicat et toutes ses structures. Ce qui a conduit l’Union à brandir la menace d’une autre grève de trois jours à la fin du mois de décembre, avant que la date de la grève nationale générale ne soit fixée.

A ce propos, Taher Mezzi explique à Nawaat que de nombreuses structures indépendantes représentant le patronat sont prêtes à verser des augmentations salariales aux travailleurs, mais attendent l’autorisation et l’accord des autorités. « Certaines entreprises ont entamé des négociations avec nous, affirme-t-il, mais elles ont demandé de ne pas en faire part par crainte de la réaction du pouvoir. »

L’accord du gouvernement est réglementaire, mais…

Fin avril et début mai 2025, le ministère des Affaires sociales a convoqué l’UGTT et l’UTICA à une réunion bilatérale, suivie d’une tripartite au cours de laquelle la centrale syndicale a présenté ses revendications concernant les négociations sur l’augmentation des salaires dans le secteur privé. Parallèlement, une réunion de l’Organisation internationale du travail (OIT) s’est tenue du 4 au 14 juin 2025. Au cours de cette réunion, le ministre des Affaires sociales a insisté auprès des représentants des deux organisations sur la nécessité d’accélérer la reprise des négociations dans le secteur privé et de les conclure dans les plus brefs délais. Mais après le retour en Tunisie, les contacts entre le ministère des Affaires sociales et l’UGTT d’une part, et entre l’Union des patrons et l’UGTT d’autre part, ont été interrompus. Cela a poussé l’organisation syndicale à adresser une lettre au ministère des Affaires sociales le 23 juin 2025, puis une deuxième lettre le 23 juillet, pour demander la reprise des négociations. Mais elle n’a reçu aucune réponse jusqu’à l’instant où cet article est mis en ligne.

Tahar Mezzi souligne, à ce sujet :

Je ne peux pas me permettre de parler au nom de l’organisation du patronat, mais ce que je peux affirmer, c’est que l’UTICA refuse désormais de négocier avec l’UGTT. Conformément aux accords internationaux, il est tout à fait légal que le syndicat engage des négociations bilatérales avec le secteur privé, malgré le refus du pouvoir, et parvienne à un accord général sur le pourcentage d’augmentation des salaires, comme cela a été le cas pour les augmentations de 2022/23/24. A cette occasion, l’accord-cadre sur les augmentations salariales dans le secteur privé a été signé uniquement entre l’UGTT et l’UTICA, malgré le refus du gouvernement de signer à ce moment-là et d’être présent avec nous ou d’organiser des séances de négociation au siège du ministère des Affaires sociales et de signer au siège de la présidence du gouvernement comme d’habitude. Si l’Union de l’industrie et du commerce avait l’intention de négocier, elle l’aurait fait.

Ce que mentionne Tahar Mezzi trouve un écho dans ce qui s’est passé à Sfax après la grève du 18 novembre dernier, qui a touché 68 entreprises refusant de négocier. Alors que le travail se déroulait normalement dans les entreprises privées qui ont accordé des augmentations salariales à leurs employés et ont été exclues de la grève. Cette règle sera appliquée lors de la grève générale du 21 janvier 2026 pour le secteur privé.

Un plan de riposte

Face à tant d’hostilité, la centrale syndicale se devait de réagir. Dès le début de la troisième semaine d’octobre dernier, elle a ainsi décidé de relancer la mobilisation en vue de la grève générale. Le mardi 14 octobre dernier, le bureau exécutif national du syndicat s’est réuni pour discuter de la suspension des négociations, de la violation du droit syndical, et d’un plan de riposte à la fuite en avant du pouvoir. Ensuite, toutes les instances de l’organisation concernées par la mise en œuvre de la grève générale se sont réunies successivement, à commencer par le bureau exécutif élargi, le conseil des secteurs et la conférence du secteur privé, en passant par les conférences des cadres, jusqu’à la Commission administrative nationale (CAN) qui a fixé la date de la grève générale au 21 janvier, précédée de rassemblements ouvriers pour la mobilisation et la préparation.

Il est clair que la mise en œuvre d’une grève générale plus de 14 mois après la prise de décision, dans un contexte marqué par une offensive sans précédent contre les corps intermédiaires et l’élargissement du cercle des prisonniers politiques, n’est pas un choix, mais la seule voie qui reste à l’UGTT pour assurer sa survie. Il est également clair que Kais Saied, qui n’a pas encore digéré une simple grève sectorielle, ne restera pas les bras croisés face à une grève générale dans tout le pays et dans tous les secteurs. La période à venir pourrait donc connaître des rebondissements, notamment des tentatives visant à faire avorter la grève générale et à monter l’opinion publique contre cette initiative. Il n’y a qu’à voir le mépris avec lequel le gouvernement a réagi à la grève organisée par le syndicat le 16 juin 2022. Comme l’illustre une photo inhabituelle dans la communication officielle, publiée par la présidence du gouvernement le matin même de la grève, montrant le Conseil des ministres et sa présidente Najla Bouden en train de rire aux éclats.

Juin 2022, la Kasbah –La présidence du gouvernement commet une grosse bévue en matière de communication, en publiant une photo montrant la cheffe du gouvernement et les membres du Conseil des ministres en train de rire en réaction à la grève de l’UGTT – Présidence du gouvernement

 

Or le temps où l’on traitait les mouvements syndicaux avec dérision et moquerie est bel et bien révolu. Si besoin est, l’exaspération affichée par Kais Saied après la rencontre entre l’ambassadeur de l’Union européenne en Tunisie et Taboubi et Ben Kaddour au siège de l’UGTT, le prouve. Alors que nous ne l’avons pas vu adopter la même attitude à l’égard de la rencontre entre le même ambassadeur et une délégation de l’UTICA, 48 heures seulement avant sa virée chez les dirigeants de la centrale syndicale. Il semble que la rencontre d’un étranger avec ceux qui ont prêté allégeance au pouvoir diffère de la rencontre du même étranger avec ceux qui s’y opposent.

Comment la grève a sauvé le congrès extraordinaire

En plus de ses relations tendues avec le pouvoir, l’UGTT fait aussi face à des divergences internes qui la minent, notamment sur la question de la date du congrès général extraordinaire, prévu les 25, 26 et 27 mars 2026 à Tunis. Ce rendez-vous occupe une place importante dans les débats, en raison notamment des pressions exercées par certains membres du conseil d’administration, partisans du groupe des « quatre », pour avancer la date. En plus de la question de la succession de Monem Amira à la tête du département administrations et finances, et la nomination de Slaheddine Selmi, contre le vœu d’une partie des dix membres de confier ce poste à Mohsen Yousfi, qui s’y accroche au point de menacer de démissionner.

Ce point de divergence a poussé la commission administrative, réunie le 5 décembre dernier, à prolonger ses travaux pendant deux jours, à cause des altercations, des discordes et des menaces sur le fond. Certains sont allés jusqu’à menacer de ne pas prendre part à la grève générale, ce qui a conduit à des retraits, des revirements et des menaces de démission de la part de certains membres de la direction. Heureusement pour l’organisation, tous ces différends ont pris fin avec l’accord sur la date du 21 janvier pour la mise en œuvre de la grève générale, avec l’engagement de tous pour la réussir, et la tenue d’une réunion du conseil d’administration dans les plus brefs délais en vue de poursuivre le débat sur la préparation du congrès général. Ceux qui connaissent bien la maison, savent que la bataille des délégations déterminera l’orientation que prendra le congrès extraordinaire tant attendu. Le nombre de délégations sera d’environ 630, et leur sélection a commencé par une série de congrès des syndicats de base, régionaux et sectoriels. Cette question est au centre du conflit entre les deux factions au sein de la centrale et leurs partisans dans les secteurs et les régions qui jouent un rôle décisif dans la désignation des délégués, étant donné qu’ils supervisent le dépôt des candidatures et les congrès des syndicats de base. Le conflit qui a récemment éclaté lors du congrès du syndicat de base de l’Entreprise tunisienne d’activités pétrolières (ETAP), reporté suite à des accrochages ayant nécessité l’intervention de la police, l’atteste.

L’année 2026 semble décisive dans l’histoire du syndicat qui voit sa place, son aura, voire, son existence, menacées. Il mise tout sur la programmation d’une grève générale nationale et d’un congrès extraordinaire au cours du premier trimestre. Une année au cours de laquelle l’organisation devra répondre aux voix qui se plaignent de l’absence de démocratie interne d’une part, et faire échec aux tentatives du pouvoir visant à la faire disparaître d’autre part. Une année de résistance et de lutte syndicale au cours de laquelle l’organisation fondée par Farhat Hached devra réaffirmer son rôle de creuset des forces vives de la société, ou l’abandonner définitivement au profit d’autres organisations, devenues le refuge des forces démocratiques face aux atermoiements du syndicat.