Le soir du mardi 16 mai 2022, deux jeunes étudiants sont arrêtés par la police. Interrogés par l’équipe de permanence, censée intervenir dans les cas d’urgence, il leur est reproché une chanson diffusée sur les réseaux sociaux parodiant le générique du dessin animé Babar. Il y est question de descentes de police visant des jeunes dans l’espoir de trouver de la drogue ainsi que de la corruption de certains agents, prêts à lâcher du lest contre deux dinars.
D’une chansonnette à une polémique nationale
Les enquêteurs contactent le substitut du procureur de Nabeul de permanence ce soir-là, qui autorise le placement en garde à vue des deux jeunes. Le lendemain, ceux-ci sont déférés devant un juge d’instruction. Malgré les éléments fournis par leur avocate, notamment le fait qu’ils doivent passer des examens, le magistrat décide d’émettre deux mandats de dépôt à l’encontre des deux étudiants. Les réseaux sociaux s’emparent de l’affaire. La vidéo devient virale et l’indignation gagne en intensité, y compris chez les soutiens du régime. #FreeBabar devient le cri de ralliement de personnalités et d’anonymes qui jugent disproportionnée la réaction des autorités.
Avant de s’envoler pour Djeddah et assister au sommet de la Ligue arabe, Kais Saied évoque l’affaire avec la Cheffe du gouvernement Najla Bouden. Dans une vidéo publiée sur la page Facebook de la présidence, le locataire de Carthage fait part de son « étonnement » et estime « inacceptable » que l’on s’en prenne de la sorte à des jeunes qui ont filmé une vidéo chez eux. Tout en rejetant toute ingérence dans les affaires judiciaires, il assure qu’il ne permettra pas que des gens subissent l’injustice et appelle « les honnêtes juges à lutter contre les débordements et à assurer une justice équitable pour l’ensemble des Tunisiens ». Très vite, le juge d’instruction change d’avis et décide de libérer les jeunes qui devront tout de même comparaître devant le tribunal le mardi 23 mai 2023. En parallèle, deux enquêtes internes sont diligentées au sein des services de police et du parquet afin de faire la lumière sur les circonstances de cette affaire devenue d’ampleur nationale.
Mardi 23 mai, le Tribunal de première instance de Nabeul a rendu son verdict : non-lieu. Mais au-delà de la sentence, cette affaire est riche en enseignements. En effet, le moment allant de l’arrestation à la libération de ces jeunes nous raconte le fonctionnement du « complexe policio-judiciaire » ainsi que le rapport entre cette entité et le régime actuel.
Le complexe policio-judiciaire : solidaire dans la répression
En analysant le déroulement de l’arrestation, on retrouve tous les ingrédients du fonctionnement normal d’une machine répressive bien huilée que l’on pourrait appeler le complexe policio-judiciaire. Cette expression popularisée par le journaliste Haythem El Mekki – en référence au complexe militaro-industriel américain – désigne les intrications entre les forces de l’ordre et la magistrature : parquet et siège. Les jeunes ont ainsi été arrêtés par des policiers de permanence censés réprimer principalement des flagrants délits et intervenir dans des situations d’urgence. Les fouilles corporelles n’ayant rien donné d’incriminant (possession de stupéfiants), les étudiants ont été interrogés sur le sens de leur chanson. Le procureur de permanence n’a vu aucun inconvénient à placer les jeunes hommes en garde à vue et son confrère juge d’instruction a émis un mandat de dépôt refusant de tenir compte de l’impact d’une détention sur l’avenir universitaire des intéressés. Nous observons donc que trois entités distinctes (police, parquet et juge d’instruction) sont allées dans le même sens, ne tenant compte que de l’avis des plaignants qui deviennent ainsi juges et parties. Nous constatons également la célérité du traitement de l’affaire, surtout quand nous la comparons à des plaintes visant des policiers ou des proches du pouvoir.
Enfin, nous remarquons que le juge d’instruction a cédé à la tradition en la matière : préférer la détention à la liberté. Rappelons que l’article 85 du Code de procédure pénale prévoit la détention préventive « dans les cas de crimes ou délits flagrants et toutes les fois que, en raison de l’existence de présomptions graves » et que cette mesure privative se justifie pour des raisons de « sécurité pour éviter de nouvelles infractions, comme une garantie de l’exécution de la peine ou comme un moyen d’assurer la sûreté de l’information ». Mais, quand un conflit oppose un citoyen – a fortiori jeune – à la police, les juges ont tendance à faire du zèle et cela s’est à nouveau vérifié dans le cas d’espèce.
Le retour en grâce du système répressif et l’alliance objective avec le régime
Durant la décennie postrévolutionnaire, une lutte a opposé les nostalgiques de l’ordre policier aux militants des droits et libertés. Les premiers, en soutien à certains syndicats de police, ont mis en avant les risques sécuritaires et terroristes pour obtenir des législations plus répressives en contrepartie de la sécurité, censée être la mission principale des forces de l’ordre. Les seconds ont réussi à repousser la promulgation de ces textes répressifs. Cela n’a pas empêché la plupart des gouvernements à faire preuve d’un grand laxisme face aux agissements de certains syndicats – y compris dans un dossier tel que l’affaire du tribunal de première instance de Ben Arous en 2018 – ni à se servir des forces de l’ordre pour réprimer les mouvements sociaux.
Mais le 25 juillet 2021, la donne a radicalement changé. En concentrant l’essentiel du pouvoir, Kais Saied s’est mis dans une situation de dépendance à l’appareil sécuritaire. S’il a pu mettre fin, au moins provisoirement, aux débordements de certains syndicats, il s’appuie fortement sur les remontées des services de sécurité. Il n’est pas anodin que le président fasse des annonces politiques importantes à partir du ministère de l’Intérieur ou des casernes de la garde nationale. L’exemple typique de cette conception du pouvoir est l’annonce de la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature, le 6 février 2022. En outre, le 1er juin de la même année, le président s’est octroyé le pouvoir de révoquer n’importe quel magistrat sur la foi d’un rapport « des autorités compétentes », autrement dit sur la base d’un rapport de police. Plus tard, dans l’affaire dite du « complot contre la sureté de l’Etat », nous avons vu l’importance des rapports de police, fussent-ils bâtis sur des données inexactes ou erronées.
Conscients de cette interdépendance, des membres des corps sécuritaires se sont logiquement sentis garantis d’être dans l’impunité. C’est dans ce cadre que s’inscrit cette affaire. En plus de la classique accusation d’outrage à agent public, les autorités disposent désormais du décret-loi 54. C’est donc une alliance objective qui s’opère entre des forces de l’ordre et le président, les premières garantissent au second d’installer son pouvoir par la répression et l’aidant à « débusquer les complots ». Rendues indispensables, celles-ci ont obtenu une certaine impunité et même des concessions législatives. Ainsi, l’article 26 du décret-loi 54 punit de 6 ans de réclusion « quiconque aura utilisé intentionnellement des systèmes d’information pour publier ou diffuser des images ou des séquences vidéo d’agressions physiques ou sexuelles sur autrui. ». Selon les interprétations, cet article peut réprimer une personne qui documente l’agression d’un citoyen par un policier, une vieille demande des syndicats des forces de l’ordre.
Le régime de Kais Saied et la justice du prince
Il convient toutefois de préciser que cette alliance peut être brisée, même ponctuellement, par la seule volonté du président. Ce dernier, soucieux de son image et de sa popularité, n’aura aucun mal à désavouer police et justice s’il estime que leurs agissements lui sont préjudiciables. Et c’est bien ce qui est arrivé dans cette affaire. Très vite, tâtant le pouls des réseaux sociaux, de nombreux proches du régime ont exprimé leur mécontentement. Certains, à l’instar de Kais Karoui, sont même allés jusqu’à y voir un complot visant à faire croire que Kais Saied installerait un régime liberticide.
Dans sa déclaration, le président a mis en avant le statut d’étudiant des personnes arrêtées. Son adresse à la Cheffe du gouvernement n’était pas tant un plaidoyer pour la liberté d’expression qu’un ressenti sur une affaire particulière. Il n’était nullement fait mention des différentes personnes arrêtées pour des délits d’opinion ni des journalistes poursuivis en vertu du décret-loi 54. Il s’agit donc d’un fait du prince. Compte tenu de l’épée de Damoclès qui pèse sur chaque magistrat depuis que le président s’est octroyé le pouvoir de limoger n’importe quel juge sur la foi d’un simple rapport de police, on peut penser qu’il existe un lien entre la déclaration présidentielle et la libération, sous deux heures, des prévenus. Cet élément est crucial car il montre à quel point la Justice est en train de perdre son caractère institutionnel pour devenir tributaire de la volonté d’un seul homme.
Sans la forte mobilisation sur les réseaux sociaux et dans la rue, ces jeunes seraient très probablement encore en détention. C’est le seul élément positif de cette malheureuse séquence. La société civile a pesé de tout son poids dans cette affaire. Au moment où les proches du régime proclament la fin des corps intermédiaires, ceux-ci montrent qu’ils peuvent être encore utiles. Cette victoire symbolique est de nature à remobiliser des acteurs ayant pensé que la bataille a été définitivement remportée par les tenants du tout-répressif.
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