Sur instructions de Kais Saied, la présidence du gouvernement a décidé de mettre fin au « détachement syndical », ainsi qu’au prélèvement automatique des cotisations sur les salaires des fonctionnaires affiliés à l’Union générale tunisienne du travail (UGTT). Ce durcissement du pouvoir est venu après la décision du gouvernement de suspendre les négociations avec la centrale syndicale dans plusieurs secteurs stratégiques. L’UGTT a qualifié ces décisions d’anachroniques et a annoncé, en réponse, un rassemblement syndical et une marche de protestation contre ce qu’elle considère comme une tentative du pouvoir de briser l’organisation syndicale. Les choses sont devenues claires après que le chef de l’Etat a pris, lui-même, la défense des milices pro-régime qui avaient tenté d’attaquer le siège de l’UGTT et réclamé sa dissolution.
Le bras de fer actuel entre l’UGTT et le pouvoir en place n’est pas inédit dans l’histoire des relations entre la centrale syndicale et les régimes qui se sont succédé en Tunisie depuis l’indépendance, voire même avant. Malgré les arrestations, les poursuites lancées contre des dirigeants historiques du syndicat, la répression violente des manifestations et des protestations sociales, ainsi que les restrictions permanentes imposées à l’action syndicale, l’Union occupe toujours, grâce à son poids historique et au nombre de ses adhérents, une place distinguée dans le paysage politique.
Détachement syndical : une circulaire administrative à des fins politiques
La circulaire n°11, émise par la présidence du gouvernement en date du 14 août 2025 et adressée aux ministres ainsi qu’aux secrétaires d’État, stipule que «e toutes les autorisations relatives au détachement syndical accordées par le passé sont annulées à compter de la date de publication de la présente circulaire », au motif que « cette mesure est illégale et n’est prévue ni dans le statut général de la fonction publique ni dans celui des établissements et entreprises publics ». Par ailleurs, le gouvernement exhorte toutes les structures concernées à « mettre à jour les listes des agents mis à la disposition des organisations syndicales » et à « les inviter à rejoindre sans délai leur poste d’affectation initiale ». Il prévient que des mesures administratives et juridiques seront prises en cas de non-respect des dispositions de ladite circulaire.
Le gouvernement a publié cette circulaire trois jours après la réunion d’urgence de la commission administrative nationale (CAN) de l’UGTT, qui s’est tenue lundi 11 août, et au cours de laquelle il a été décidé d’organiser une grande marche le jeudi 21 août en réponse aux attaques visant l’organisation et aux campagnes d’incitation à la violence orchestrées par le pouvoir. Cette levée de boucliers vise également à défendre le droit syndical et à réclamer la reprise des négociations sociales, suspendues unilatéralement par les autorités. L’instance de direction de l’UGTT a, dans la foulée, brandi la menace d’une grève générale, dans le cas où le pouvoir ne répondrait pas favorablement à ses revendications.

La circulaire a suscité une vive polémique, en raison du timing, alors que le bras de fer entre le gouvernement et le syndicat était à son paroxysme : échec des négociations, déclenchement de grèves dans des secteurs vitaux tels que les transports, non-respect par le gouvernement des accords précédemment conclus entre les deux parties… Cela dit, des syndicalistes estiment que la suppression du détachement syndical, décidée par le gouvernement, n’aura aucun impact effectif, dans la mesure où la majorité des membres du bureau exécutif national de l’UGTT sont des retraités ou des cadres régionaux. Ils rappellent que le détachement syndical avait déjà été progressivement supprimé depuis 2022, des syndicalistes détachés dans des syndicats importants tels que ceux de l’éducation et de la santé ayant déjà repris leur poste de travail.
Les rapports entre les deux parties ont toujours été marquées par des tensions, des déclarations hostiles et des mouvements de protestation. Mais cette dernière mesure a porté les tensions à leur paroxysme, d’autant plus qu’elle a été précédée d’une campagne de dénigrement acharnée contre l’Union, face à ses dernières prises de position et, notamment à ses appels insistants pour un dialogue sérieux dans plusieurs secteurs. Sans oublier le fait que, sous le règne de Kais Saied, des dizaines de syndicalistes ont été arrêtés et emprisonnés, en raison de leur activité syndicale, dans le but d’affaiblir le mouvement syndical et de marginaliser l’UGTT sur les plans social et politique.
S’il est établi que les relations entre l’UGTT et les régimes qui se sont succédé, avant et après la révolution, ont souvent été tendues, avec parfois des périodes d’accalmie, la plupart des gouvernements ont adopté une approche plutôt pragmatique vis-à-vis de la puissante centrale syndicale, par souci d’équilibre, seul garant d’une paix sociale durable. A contrario, le régime de Kais Saied s’est fondé sur une philosophie de mise au pas et de marginalisation des corps intermédiaires, y compris les syndicats, au nom d’une politique ayant pour devise : « Le peuple veut » [echaâb yourid]. L’UGTT ne s’est pas laissée impressionner, puisqu’elle a dénoncé la politique d’autoritarisme et de répression visant l’action syndicale, qui s’est soldée par l’arrestation de nombreux syndicalistes, dont des figures de proue de la centrale, ainsi que par l’expulsion, en 2023, d’Esther Lynch, invitée de l’UGTT et secrétaire générale de la Confédération européenne des syndicats. Si le syndicat assume son soutien aux décisions du 25 juillet, il n’en en demeure pas moins qu’il n’a jamais été en accord avec le locataire du Palais de Carthage, ni avec ses gouvernements successifs. Les relations entre Kais Saied et Noureddine Taboubi, par exemple, sont marqués par un froid manifeste.
Une offensive visant à disqualifier la société civile et politique
Le porte-parole de la centrale syndicale, Sami Tahri, estime que ce que subit actuellement l’organisation « s’inscrit dans la continuité d’une offensive qui dure depuis des années et qui a pris diverses formes : campagnes de diffamation, restrictions, atteintes au droit syndical, allant jusqu’à des poursuites judiciaires, des emprisonnements, des licenciements et des mutations arbitraires de dirigeants syndicaux ». Dans une déclaration à Nawaat, Sami Tahri explique que :
les véritables raisons de cette cabale contre l’UGTT sont à chercher dans les positions de l’organisation, rejetant à la fois l’endettement abusif, la dépendance économique, la privatisation des entreprises publiques, le gel des salaires, la levée des subventions et la défense des droits des travailleurs. En définitive, l’UGTT est ciblée parce qu’elle s’est dressée fermement contre ces politiques .
Tahri fustige également le discours populiste en vogue ces derniers temps, visant à faire porter à l’UGTT la responsabilité de la dégradation de la situation économique et sociale, tout en l’accusant de corruption, de trahison et de complot. Il assure que l’Union « continuera à défendre avec détermination le droit des Tunisiens à une vie digne, ainsi que son attachement à l’indépendance de l’organisation vis-à-vis de tous les régimes ». Les propos tenus par le porte-parole de l’Union à l’issue de la réunion extraordinaire de la commission administrative nationale traduisent la volonté de l’UGTT de camper sur ses positions, quoiqu’il en coûte, tout en favorisant le dialogue social.

Les dirigeants de l’UGTT sont conscients que le round d’observation face au pouvoir pourrait être de courte durée, d’autant que leur secrétaire général a clairement indiqué que des milices inféodées au pouvoir étaient à l’origine de l’attaque contre le siège de l’Union. Il a également estimé que la réaction du chef de l’Etat, niant l’intention des assaillants de prendre d’assaut le siège de l’organisation, équivalait à une justification et trahissant une connaissance préalable des intentions des « manifestants » et potentiellement une coordination avec eux. C’est sans doute ce qui a décidé les membres de la commission administrative nationale à franchir le Rubicon, en appelant à une marche et en menaçant d’une grève générale. Ainsi, après avoir longtemps évité l’affrontement, privilégiant les compromis et les accords, l’UGTT se retrouve désormais contrainte de riposter à des attaques qui la menacent dans son existence même, en mettant en sourdine les profondes divergences qui minent encore le syndicat.
L’attaque contre la principale organisation syndicale du pays ne peut être dissociée du contexte plus large de l’offensive menée contre la société civile, les partis politiques, les médias, la justice et les militants du mouvement social contestataire. Celle-ci révèle l’étendue du pouvoir absolu que détient le président de la République, imperméable à la moindre critique, opposition ou contestation. La pérennité d’un tel système ne peut être assurée que par la restriction des libertés d’organisation et de presse, la criminalisation de l’action politique d’opposition, et la multiplication des entraves à l’action des associations à travers des procédures dilatoires, des enquêtes vexatoires et des procès d’opinion visant toutes les voix réfractaires au discours officiel du pouvoir.
Tunisie-UGTT : Le sens d’une éclipse
26/10/2024

Le tableau ne saurait être complet qu’avec l’estocade portée à la plus grande organisation syndicale, d’abord en marginalisant son rôle et en l’excluant de la scène politique et sociale, puis en lançant des poursuites judiciaires contre des syndicalistes et en arrêtant certains d’entre eux dans des affaires montées de toutes pièces, en lien avec leur activité syndicale. Cette offensive s’est poursuivie par le torpillage délibéré des négociations sociales, parallèlement à des campagnes de dénigrement et d’incitation à la haine visant l’organisation et son rôle national. L’apogée a été atteinte avec la tentative d’agression contre son siège, en parfaite osmose avec le discours du pouvoir.
Les régimes passent, l’Union reste
L’UGTT a conservé une place centrale sur la scène nationale pendant des décennies. Dès l’indépendance, elle a joué un rôle important en participant aux gouvernements du défunt président Habib Bourguiba et en soutenant son programme économique et social. Elle a continué sur sa lancée jusqu’à l’ère de la révolution, durant laquelle elle a retrouvé une place prépondérante qui lui a permis d’imposer ses revendications syndicales, et même politiques, aux gouvernements successifs, malgré toutes les attaques qui la ciblaient. Et même lorsque les partisans d’Ennahdha ont tenté, en 2012, de prendre d’assaut le siège de l’Union, l’accusant de « saboter l’économie », l’UGTT a fait preuve tout au long de ces décennies d’une grande capacité de négociation et de confrontation. Même durant les périodes où le pouvoir a réussi à rallier le soutien des dirigeants syndicaux, comme sous Ben Ali, lorsque le syndicat avait soutenu la candidature de l’ancien président, un large éventail de syndicalistes s’était opposée à cette optique. Des dirigeants syndicaux locaux et régionaux ont pris part au mouvement de contestation contre le pouvoir ; notamment dans le bassin minier, ainsi que durant la révolution du 17 décembre – 14 janvier. Et ce n’est pas par hasard que la place Mohamed-Ali a été le théâtre des premières manifestations de soutien à la révolution dans la capitale.

Dans un contexte de tensions politiques et sociales accrues, de hausse des prix et de poursuites arbitraires lancées par le régime de Bourguiba contre les militants de gauche, les nationalistes arabes et les syndicalistes, la célèbre grève générale de 1978, précédée de multiples débrayages sectoriels dans les mines, les transports, l’éducation et le textile, a marqué la première confrontation directe entre l’UGTT et le pouvoir. Le point culminant a été atteint lorsque Habib Achour et la direction de la centrale ont annoncé leur démission du parti au pouvoir. Ce climat a poussé les milices du Parti destourien (connues sous le nom de « milices de Sayeh ») à attaquer les locaux du syndicat, annonçant une escalade sans précédent dans le conflit entre le régime et l’Union. Cette confrontation a fait des dizaines de morts et des centaines de blessés parmi les manifestants. Et de nombreux syndicalistes ont été arrêtés. Le pouvoir est alors intervenu pour destituer Habib Achour, le traduire en justice, et imposer une direction acquise à sa ligne. Mais le leader syndical est revenu à la tête de l’organisation, permettant à l’UGTT de retrouver son indépendance vis-à-vis du pouvoir. Depuis cet épisode, les revendications d’autonomie politique et organique se sont raffermies, et toutes les tentatives de domestication de la centrale ont échoué.
De son côté, Ben Ali a tenté de dompter l’UGTT dans le cadre de sa politique de « domestication », en propulsant une direction acquise au pouvoir, conduite par Ismaïl Sahbani, qui avait soutenu la candidature de Ben Ali. Malgré cette tentative de caporalisation, les bases syndicales ont adhéré en masse aux protestation du bassin minier en 2008, et soutenu les mouvements sociaux partis de Sidi Bouzid en décembre 2010, qui ont conduit à la chute du régime.
Dans la période post-révolution, l’UGTT, sous la férule de son ancien secrétaire général Houcine Abassi, a joué un rôle politique majeur face au gouvernement de la Troïka et en parrainant le dialogue national qui a amené le mouvement Ennahdha à renoncer au pouvoir. Les grèves et les revendications syndicales sont devenues des armes efficaces face à la flambée des prix, à la détérioration du pouvoir d’achat des Tunisiens et aux politiques d’appauvrissement menées par les gouvernements qui s’étaient succédé. Les relations avec ces gouvernements ont connu des tensions autour des revendications sociales et économiques. La période de transition démocratique a été marquée par une instabilité chronique, avec l’ascension et la chute de plusieurs gouvernements, et la création puis l’éclipse de partis politiques. Mais l’UGTT est restée une force constante et stable dans un paysage éclaté.
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L’UGTT a toujours été influente sur la scène politique tunisienne. Après l’indépendance, la centrale a participé activement au sein du parti et de l’État, avant de passer à la contestation à la fin du règne de Bourguiba. Après la domestication de sa direction sous Ben Ali, la centrale syndicale a su reprendre son leadership dans l’espace public avec l’avènement de la révolution. À toutes ces étapes, les régimes successifs ont traité le syndicat avec une extrême prudence, évitant toute confrontation directe. Aujourd’hui, le pouvoir en place cherche à marginaliser l’Union, à nier son rôle, et à l’écarter du débat national, en le confinant à des revendications strictement syndicales. Or, la réponse apportée par l’UGTT via sa commission administrative, est sans appel. Elle affirme continuer à défendre le droit syndical, ainsi qu’une organisation sociale représentant toute la diversité de la rue tunisienne, et à se battre pour sa dignité et son pouvoir d’achat face aux politiques d’appauvrissement systématique. Une organisation qui défend également la justice sociale, les libertés publiques et individuelles, l’indépendance de la justice et un système démocratique et républicain.
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