Pour la plupart des analystes politiques de ce pays, le rôle joué par la centrale syndicale depuis le début de la révolution, a été salvateur à plus d’un titre. Son rôle a été prépondérant, notamment, dans l’organisation de gigantesques manifestations, les 12,13 et 14 janvier 2011, principalement à Tunis et à Sfax, conduisant le président Ben Ali à l’exil et mettant fin à son règne despotique.
Cependant, le rôle le plus important joué par l’UGTT aura été les prises de décisions au niveau régional et local, entrainant notamment des grèves sans précèdent, menant parfois le pays à un immobilisme certain, avant de prendre les rênes et de s’imposer comme un acteur incontournable sur la scène politique ; et de devenir la figure de proue du « dialogue national ».
D’une organisation syndicale à une institution politique
Il est possible que le rôle joué par le syndicat dans les révoltes, ayant précédé le départ du président déchu, lui ait porté préjudice, auprès d’une frange de la population qui lui est acquise. Cependant, après la révolution, l’UGTT s’est frayée un chemin dans l’arène politique, à travers son secrétaire général, Abdelslem Jrad,. Un appui non négligeable lui a été apporté par des structures syndicales régionales, grâce à son engagement auprès des travailleurs tunisiens dans leurs protestations recommencées pour de meilleures condition de travail, mettant, ainsi, sous pression les gouvernements successifs.
D’après le statistiques officielles, la proportion de grevés recensées a augmenté de 105%, entre 2010 et 2012, touchant toutes les régions et tous les secteurs impactant 411 structures publiques ou privées. Ces grevés ont amené la plupart de ces structures à mettre fin à leurs activités, temporairement ou définitivement, et à se séparer de nombre de travailleurs, comme cela s’est produit avec l’entreprises japonaise « Yazaki », fabriquant les câbles de voiture à Om Larayess … Au final, cela a conduit à 12370 suppressions de postes, selon l’Agence Tunisienne de Promotion de l’Industrie.
Mohammed Samih Beji Okkez, Nawaat
Tableaux statistiques non disponibles en français
Or, la centrale syndicale n’en a pas profité, sans doute, par peur des représailles des partis politiques en présence, pour lesquels l’omniprésence de l’UGTT était une menace qu’il fallait maitriser. Ce qui ne tarda pas à être fait. Mis sous pression, les dirigeants de la centrale syndicale redoutaient l’idée de devoir « rendre des comptes », eux qui ont traversé cette révolution sans le moindre fracas.
Ainsi, la présence sur la scène politique de l’UGTT n’a été que minime. En voici les principales interventions :
• A la mi-février 2011 : Accompagnée de plusieurs partis politiques, l’UGTT a mené l’initiative de la création des Ligues de Protection de la Révolution qui a été refusée par le gouvernement de l’époque.
• Fin février 2011 : Absence de participation de l’UGTT à la manifestation « El Kasbah 2 » revendiquant la démission du premier ministre de l’époque, Mohammed Ghannouchi.
Au cours du mandat de Béji Caid Essebssi, avec les sanglant évènements survenus dans le bassin minier de Gafsa, qui ont fait plusieurs victimes parmi les forces de l’ordre, l’UGTT n’a pas pris une position ferme et unanime. Seuls quelques dirigeants régionaux ont mené des manifestations, comme par exemple Adnane Hajji à Gafsa.
L’UGTT fut également absente des événements violents,qu’a traversé le pays, sous le mandat de Beji Caid Essebssi, ainsi que de l’élection de l’Assemblée Nationale Constituante.
Il est fort probable que, la centrale syndicale était occupée à organiser son 22eme congrès, prévu du 25 au 29 décembre 2011, à Tabarka. A l’issue de ce congrès, Houcine Abbassi fut élu nouveau secrétaire général de l’UGTT, entamant un nouveau virage pour fare de l’organisation un acteur politique de choix. Cela s’est, immédiatement, traduit par l’organisation d’une marche géante le 25 février 2012, à laquelle participaient nombre de syndicalistes, politiciens et membres de l’Assemblée Nationale Constituante, qui ont entonné, en chœur, le slogan « L’union est la plus grande force du pays ».
Un poids politique vite dissipé
Depuis le congrès de Tabarka, qui a coïncidé avec l’avènement de la Troïka au gouvernement, l’UGTT a été de toutes les batailles accompagnant les mouvements sociaux à travers tout le pays. Pour la centrale syndicale, ces mouvements sociaux constituaient un mécanisme de pression efficace sur le gouvernement, qui n’a pas tardé à réagir en la pointant du doigt.
D’après les rapports émanant du ministère des Affaires Sociales, le nombre de grèves a baissé de 24% par rapport à 2012, et de 30% par rapport à 2013… Mais les causes expliquant cette baisse ne sont pas économiques ou sociales. Elles résident dans la politique menée par Mehdi Jomaa face à ces mouvements.
Mohammed Samih Beji Okkez, Nawaat.
Dans le tableau ci-dessous, sont répertoriés les actions les plus importantes menées par l’UGTT, durant ces trois dernières années, et qui montre un changement radical des intérêts de l’organisation. Celle-ci s’imposait tout doucement comme un acteur politique, à travers la baisse sensible des mouvements sociaux à la suite du dialogue national et l’avènement du gouvernement de « technocrates » dirigé par Mehdi Jomaa.
• 6 mars 2012 : Publication d’une déclaration dénonçant l’exclusion de l’ambassadeur de Syrie en Tunisie.
• 8 mars 2012 : Publication d’une déclaration dénonçant les évènements survenus à la faculté de Manouba.
• 30 mai 2012 : Appui de l’UGTT à la grève des enseignants de l’enseignement primaire.
• 18 juin 2012 : Appui de l’UGTT à la grève du personnel de santé.
• 20 septembre 2012 : Appui de l’UGTT aux manifestations du personnel des hôpitaux de Tunis.
• 4 octobre 2012 : Réception du président du mouvement Ennahdha Rached Ghannouchi par les dirigeants de l’UGTT.
• 31 octobre 2012 : Publication d’un communiqué dénonçant les évènements de Douar Hicher et mettant en cause la responsabilité directe de la Troïka.
• 10 novembre 2012 : Appui aux manifestations menées par le personnel de Tunisair.
• 17 novembre 2012 : Organisation d’un rassemblement au profit de Gaza
• 23 novembre 2012 : Augmentation des salaires dans le secteur privé sur initiative de l’UGTT.
• 23 novembre 2012 : Appui de l’UGTT aux manifestations du personnel du ministère de l’éducation.
• 4 décembre 2012 : signature d’un accord relatif à l’augmentation des salaires du personnel des institutions publiques
• 11 décembre 2012 : publication d’une déclaration dénonçant la mort de l’agent de la Garde Nationale Anis Jlassi.
• 13 décembre 2012 : l’UGTT revient sur sa décision de grève générale sur l’ensemble du territoire, en représailles à l’attaque de ses dirigeants et de ses locaux par les Ligues de Protection de la Révolution.
Ce formidable élan syndical a généré une forte sympathie et une confiance absolue, de la part des citoyens, à l’égard de l’Union, lui donnant la force de faire pression sur une Troïka acculée qui n’a plus qu’à accepter ce nouveau rôle de l’UGTT, et la contraignant à négocier avec celle-ci dans nombres de domaines. Cela a amené lentement mais surement l’UGTT à abandonner son rôle de syndicat professionnel pour devenir un acteur politique, exploitant les évènements terroristes, afin de parvenir au renversement du gouvernement de la Troïka.
• 28 janvier 2013 : soutien de l’UGTT à la décision grève dans tous les ports du pays.
• 8 février 2013 : Grève générale nationale à la suite de l’assassinat de Chokri Belaid.
• 21 février 2013 : Accueil de la part des dirigeants de l’UGTT d’une délégation du Front Populaire afin de discuter de la situation du pays.
• 10 avril 2013 : Appui de l’UGTT au préavis de grève des boulangeries.
• 20 juillet 2013 : Le bureau administratif de l’Union appelle à la dissolution du gouvernement.
• 26 juillet 2013 : La grève générale est décrétée, à la suite de l’assassinat politique de Mohamed Brahmi.
• 17 septembre 2013 : L’UGTT annonce son ralliement à l’initiative de la société civile afin de sortir de la crise politique que traverse le pays.
• 22 septembre 2013 : Organisation de marches pacifiques dans les régions afin de soutenir la feuille de route mise en place par le quartet, lors du dialogue national
• 5 octobre 2013 : Début du dialogue national sous l’égide du quartet, incluantl’ l’UGTT et adhésion de 21 partis politiques à la feuille de route pour sortir le pays de la crise.
• 17 octobre 2013 : Proposition d’une modification de l’Instance Supérieur Indépendante des Elections.
• 4 décembre 2013 : Annonce de l’UGTT, membre du quartet, de la décision de confier la tâche de premier ministre à Mehdi Jomaa et à un gouvernement de technocrates.
• 25 décembre 2013 : Consultation entre le Quartet, et donc l’UGTT, et le premier ministre Mehdi Jomaa afin de discuter de la situation économique et sécuritaire du pays.
La présence de l’UGTT dans le dialogue national et sa participation au changement de cap survenu après l’implosion de la Troïka, ainsi que sa nouvelle promiscuité avec l’UTICA, font planer de nombreuses interrogations sur les desseins de la centrale syndicale. D’autant qu’elle devint plus visible, lors de l’arrivée du gouvernement de technocrates au pouvoir. En effet, entre absence de communiqués relatifs aux évènements terroristes qui ont secoué le pays, baisse considérable des mouvements sociaux et une présence médiatique a minima, il semble que l’UGTT soit rentrée dans les rangs. En voici d’ailleurs les principales activités pour l’année 2014 :
• 6 janvier 2014 : signature d’un accord entre le ministère de la justice et le personnel judiciaire sous l’égide de l’UGTT.
• 17 janvier 2014 : Organisation d’un séminaire sur le système fiscal en Tunisie.
• 25 février 2014 : Organisation d’une conférence régionale, à Sfax, sur le rôle de la femme au sein de la centrale syndicale
• 6 mars 2014 : Publication d’un communiqué, en prévision de la journée internationale de la femme.
• 8 mars 2014 : Rencontre entre Houcine Abbassi et des dirigeants de partis politiques en perspective de la reprise du dialogue national
• 12 mars 2014 : L’UGTT réussit à trouver une issue à la grève des agents des recettes des finances. Fin de la grève.
• 28 mars 2014 : Dénonciation de l’UGTT du verdict de la peine de mort contre des citoyens égyptiens par les autorités égyptiennes.
• 29 mars 2014 : Démarrage du séminaire sur les libertés syndicales à Sidi Bouzid.
• 4 avril 2014 : L’UGTT se solidarise avec les travailleurs maghrébins.
• 30 avril 2014 : L’UGTT inaugure la rue Habib Achour et la salle du martyr Said Kaki.
• 17 mai 2014 : Signature d’un accord-cadre avec le premier ministre Mehdi Jomaa sur les négociations salariales.
• 19 juillet 2014 : Participation de l’UGTT à une marche contre le terrorisme.
• 22 aout 2014 : L’UGTT nie toute participation à venir aux élections avec des listes syndicales.
Les silences de l’UGTT ont été remarquées, tout au long des exactions commisses sous le gouvernement Jomaa, tels que la mort de nombreux soldats lors d’attaques terroristes, le lynchage policier d’enseignants lors de leurs manifestations, les violences subies par les journalistes… Cette éclipse remet en cause l’impartialité de l’UGTT, elle qui s’était insurgée contre tous les maux sociaux, sous le gouvernement de la Troïka, et qui aujourd’hui semble si désintéressé sous le gouvernement technocrate.
Cette accalmie dénote d’un changement d’attitude et de cap dans sa politique interne. Du remue-ménage suscité, sous le gouvernement de la Troïka, au rôle de « béni oui oui », sous le gouvernement de technocrates, se dégage une forme de « silence » aux airs d’allégeance implicite au pouvoir. Même si les protestations sociales restent vivaces dans certains secteurs, leur proportion a fortement diminuée, marquant une sorte de lâcher prise de l’UGTT vis-à-vis d’une feuille de route dont elle était partie prenante. La centrale pouvait-elle aller à l’encontre de ce qu’elle a elle-même approuvé ?!
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