Le projet de loi de finances 2025 est présenté comme le premier budget depuis le lancement du processus dit de «construction et d’édification», tant chanté par les adeptes du président Kais Saied. Or, pour les observateurs qui ont suivi les séances de débat sur les budgets des différents ministères et institutions ou écouté, au passage, les interventions ressassées et surannées des ministres, les chiffrent sont éloquents : ils révèlent que toutes ces annonces ne sont rien d’autre que le produit d’un esprit figé, reproduisant à l’infini un modèle qui a largement prouvé son échec.

Les débats parlementaires sur les différents chapitres de la loi de finances 2025 touchent à leur fin, traçant les grandes lignes de la politique financière et économique de l’Etat pour l’année à venir. Les séances avaient débuté peu de temps après l’annonce de ce que les thuriféraires du pouvoir appellent pompeusement le «triomphe du passage» du «processus d’assainissement» à celui de «construction et d’édification». Il s’agit, comme on peut le comprendre, des présidentielles du 6 octobre 2024, qui avaient accordé un second mandat à Saïd au terme d’une compétition qu’il avait menée presque en solo, et pendant laquelle ses concurrents avaient subi toutes sortes de restrictions et de blocages. On assiste donc au quatrième budget public sous le régime autocratique de Kais Saied, le premier de son second mandat, qui s’étendra jusqu’en 2029. Un mandat qui s’annonce sous les auspices du verrouillage politique et du marasme économique et social.

La bataille de l’assainissement

On rappelle que l’après 25 juillet 2021 avait été lancé sous le slogan de la guerre totale contre la corruption, de «l’achèvement de la bataille de libération nationale» et de «l’assainissement» de la scène  politique et économique. Ce n’était donc pas étonnant que les lois de finances soient arrimées au discours du chef de l’Etat sur le compter-sur-soi et le renforcement des ressources de l’Etat. Cependant, la politique fiscale, telle que présentée dans les budgets des trois prochaines années, est axée sur l’accroissement de la pression fiscale et une augmentation des impôts. Les partisans dudit «processus» avaient, sur le coup, justifié cette option en arguant du fait que les gouvernements avaient hérité d’un lourd fardeau et menaient une bataille prioritaire pour «assainir» les administrations et le climat économique des corrompus. Ils clamaient que la bataille les obligeait à franchir cette étape décisive, en attendant qu’une nouvelle ère de construction, de changement et de développement s’ouvre après les élections présidentielles à venir. Sur cette base, les recettes fiscales pour l’année 2024 avaient augmenté pour atteindre près de 44 050 millions de dinars, ce qui représente 89,6% des recettes de l’Etat. En revanche, les recettes non fiscales sont restées au même niveau modeste de 4 760 millions de dinars, provenant principalement des dons, des biens saisis, des contributions publiques, de la commercialisation des hydrocarbures, ainsi que des revenus du «droit de passage» du gaz algérien. En fait, le budget 2024 n’était qu’une simple réédition des deux précédents1, ceux de 2022 et de 2023. Ainsi, les recettes indirectes ont augmenté de 15,2 % par rapport à 2022. De plus, le rendement de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) a été augmenté de 1 253 millions de dinars. Quant à l’augmentation de la taxe sur la consommation, elle a permis de renflouer les caisses de l’Etat avec 4 231 millions de dinars, soit une augmentation de 601 millions de dinars par rapport à 2022. Cette hausse résulte principalement de l’augmentation de la taxe sur la consommation appliquée aux produits du tabac et aux carburants, ainsi que de l’augmentation spécifique qui leur a été imposée. En 2022, le budget de l’Etat prévoyait une augmentation des recettes fiscales globales à 14 570 millions de dinars, soit une hausse de 10,3 % par rapport à 2021. Cette pression s’est principalement exercée sur les salariés et les fonctionnaires. En effet, l’impôt sur le revenu, qui concerne les salaires de cette catégorie, représentait 72,7% du total des impôts directs, avec un montant global atteignant 10 459 millions de dinars, soit une hausse de 949 millions de dinars par rapport à l’année précédente. Ainsi, avec la poursuite de cette politique fiscale, les recettes fiscales de l’Etat auront augmenté de 30,9 % entre 2021 et 2024.

Par ailleurs, les politiques d’austérité de l’Etat se sont poursuivies, avec la mise en œuvre des mêmes mesures adoptées depuis 2016, en application des recommandations du Fonds monétaire international (FMI), à la suite de l’accord sur le prêt au titre du Mécanisme élargi de crédit (MEDC), en vertu duquel la Tunisie a reçu 2,8 milliards de dollars le 15 avril 2016. En contrepartie, le gouvernement continuait à appliquer le gel des recrutements dans la Fonction publique, à l’exception des secteurs sécuritaires et militaires, à prolonger l’âge de départ à la retraite et à encourager la retraite anticipée sans remplacement des départs. La réduction des dépenses de l’Etat concernait également les subventions aux carburants, aux produits de première nécessité et au transport. La diminution des dépenses dans ce domaine passait de 11999 millions de dinars en 2022 à 11337 millions de dinars en 2024.

Parlement, 27 novembre 2024. La ministre des Finances et la délégation qui l’accompagnait lors du débat sur le projet de loi de finances 2025 – Assemblée des représentants du peuple

Mu par sa fervente volonté de «relever les défis», notamment face au FMI, l’Etat, confronté à l’impasse des négociation avec cette institution financière internationale, s’est tourné vers les banques commerciales locales, comme solution de secours pour couvrir ses besoins financiers. Ce recours avait débuté le 6 juillet 2017 par la signature d’un accord de prêt avec 13 banques locales visant à mobiliser des ressources financières en devises, afin de financer le budget de l’État pour l’année 2017. Depuis cette date, les gouvernements successifs ont pris l’habitude de solliciter les banques commerciales pour financer le Trésor public. Le montant global de ces emprunts a atteint 16,5 milliards de dinars, dont 13 milliards sous forme de bons du trésor, 928 millions de dinars en emprunts obligataires nationaux et 2,5 milliards de dinars en prêts syndiqués. La deuxième étape a été l’adoption de la loi n° 10 du 7 février 2024, autorisant la Banque centrale de Tunisie (BCT) à accorder des facilités au profit de la Trésorerie générale de la Tunisie d’une valeur de 7 milliards de dinars. Cette mesure exceptionnelle est la deuxième depuis l’entrée en vigueur de la loi n° 35 de 2016, qui interdit toute forme de financement direct de la BCT.

Sur le plan extérieur, Kais Saied a validé, par décrets présidentiels, de nouveaux emprunts d’une valeur de 1,335 milliard de dollars, avant l’investiture du nouveau Parlement en 2021 et 2022. Ultérieurement, 3,2 milliards de dollars ont été mobilisés sous forme de prêts auprès de divers pays et institutions financières internationales de trois continents entre 2023 et 2024.

Trois ans de détérioration économique

Avec la fin de la troisième année du processus du 25 juillet 2021 et le début d’un nouveau mandat, les indicateurs révèlent une détérioration persistante de la situation économique. Les signes d’un climat difficile au cours de la nouvelle année sont perceptibles, marqués par les séquelles du passé et l’incurie du nouveau système. Celui-ci semble toujours incapable de sortir du schéma classique de gestion budgétaire, et de surmonter le déficit chronique du budget de l’Etat.

Le taux de croissance économique a chuté en 2024 à 0,2 %, contre 2 % au troisième trimestre de 2021. Par ailleurs, le dinar tunisien n’a pas pu surmonter sa crise qui perdure depuis plus de dix ans.  Son taux de change par rapport à l’euro est passé de 3,307 en juin 2021 à 3,365 en juin dernier. La même tendance est encore plus marquée face au dollar américain, avec un taux de change passé durant la même période, de 2,821 à 3,115. Cette dégradation du climat économique a été affrontée par une tentative d’enrayer la hausse de l’inflation, qui avait atteint 10,4 % en mars 2023, avant de baisser à 6,7 % en octobre 2024. Cette stabilisation a eu, toutefois, un coût élevé, marqué   par une augmentation continue du taux d’intérêt, passé de 6,25 % en 2021 à 8 % en juillet 2024. On peut citer d’autres indicateurs qui ont «évolué» : le taux de chômage est passé de 15,3% en 2021 à 16,2% en 2024 ; le déficit de la balance commerciale a augmenté de 16 210 millions de dinars à 16 543 millions de dinars à la fin de 2024, et enfin le déficit budgétaire qui reste au niveau de 7,7%.

C’est dans cette conjoncture économique désastreuse que le débat sur le projet de loi de finances 2025 se poursuit après son renvoi à la commission des finances et du budget au Palais Bardo. Cependant, le pouvoir du 25 juillet, fidèle à sa stratégie d’opacité et de contournement des procédures, a omis cette année de faire publier les autres textes accompagnant ce projet de loi par le ministère des Finances et celui de l’Economie et de la Planification, jusqu’à l’heure où nous mettions en ligne cet article. Ces documents comprennent le projet de budget économique, les missions des ministères et des institutions publiques, dont les budgets relèvent de celui de l’Etat, ainsi que le rapport sur le projet de budget et ses annexes contenant des indicateurs et des mesures économiques détaillés. Cette omission constitue une violation flagrante de l’article 46 de la loi organique du budget de 2019, qui oblige le gouvernement à soumettre le projet de loi de finances à l’Assemblée des représentants du peuple, avec l’ensemble de ces annexes.

D’après les données disponibles dans le projet de loi de finances 2025, et les annonces déclamatoires du genre : «Rétablir le rythme de la croissance économique en stimulant les secteurs de production à forte valeur ajoutée» ; «encourager l’investissement dans tous les domaines» ; «développer des programmes et des mécanismes adaptés pour soutenir la gouvernance de l’inclusion financière et promouvoir la finance numérique », et enfin «réduire au minimum l’endettement extérieur et s’appuyer sur des sources de financement internes pour assurer la viabilité des finances publiques, affirmer la souveraineté nationale et préserver l’indépendance de la décision nationale», le budget 2025 apparaît comme une réédition actualisée des précédents, sans véritable souffle réformateur.

Ainsi, les ressources totales de l’Etat s’élèveront-elles à 78 231 millions de dinars, répartis entre 59 828 millions de dinars au titre des dépenses et 18 403 millions de dinars alloués au remboursement du principal de la dette qui arrivera à échéance en 2025. Les recettes budgétaires totales s’élèveront à 50 028 millions de dinars, réparties en 45 249 millions de dinars au titre des recettes fiscales, alors que les recettes non fiscales atteindront 4 429 millions de dinars. Les dons, quant à eux, seront de l’ordre de 350 millions de dinars, enregistrant une faible progression de 1,8 % par rapport à 2024, la plus faible des cinq dernières années.

Ainsi, le déficit budgétaire de l’Etat en 2025 atteindra environ 9 800 millions de dinars, portant le déficit global des dépenses publiques à 28 003 millions de dinars. L’Etat cherchera à combler cet écart par des ressources d’emprunt, en mobilisant 21 872 millions de dinars sur le marché intérieur et 6131 millions de dinars auprès de l’étranger.

Dans la continuité de la politique de «réduction de la masse salariale», qui est l’une des principales recommandations du FMI, le gel des recrutements et le non-remplacement des départs dans la Fonction publique ont été maintenus. Les recrutements se limiteront essentiellement aux diplômés des écoles de formation relevant des ministères de la Défense, de l’Intérieur, de la Santé et de l’Education. Selon le projet de loi de finances 2025, le nombre de fonctionnaires publics atteindra 663 757, enregistrant une augmentation annuelle estimée à 6 796 employés. Un chiffre qui représente la moitié des 13 586 nouveaux emplois prévus pour 2024.

La poursuite de cette politique aggravera la pénurie de ressources humaines dans différents secteurs, notamment celui de la santé, qui souffre d’une hémorragie chronique due à l’exil des médecins et du personnel paramédical. Le secteur de l’éducation souffre, lui aussi, d’un déficit d’environ 10 700 enseignants. A cela s’ajoute un manque de quelques 20 000 travailleurs dans différents ministères et administrations. En somme, seuls 160 ouvriers de chantier seront recrutés dans le cadre de la troisième phase de titularisation de cette catégorie de travailleurs.

S’agissant des dépenses de subvention, l’Etat continuera à réduire les allocations inscrites dans le budget, passant de 11 337 millions de dinars en 2024 à 10 539  en 2025, avec une inflation qui devrait se stabiliser entre 6 % et 7 %. Par ailleurs, les répercussions de l’endettement extérieur, toujours en hausse, de la Tunisie persisteront, avec un service de la dette atteignant 10393 millions de dinars en 2025, soit 13,5 % du PIB.

Un proverbe italien dit : « Celui qui a les mains courtes dit à son ami : “Mes mains sont propres”». Certains partisans du processus du 25 juillet prétendent cumuler des «succès» politiques, comme pour faire oublier les échecs économiques. Face à la persistance de la crise et à l’absence d’une réelle volonté de réforme radicale dans les domaines financier et économique, les adeptes du Président se barricadent derrière l’intégrité, la probité et la lutte contre la corruption. Une approche qui ne tient pas la comparaison avec les modèles observables au niveau mondial. La prospérité des nations n’est ni l’œuvre des banquiers, ni des technocrates, mais bien celle d’hommes d’Etat qui ont le courage d’affronter le diktat des institutions financières internationales et d’imposer une nouvelle vision audacieuse. C’est à cette condition qu’ils peuvent recouvrer la dignité de leur peuple. Or cet objectif ne peut être atteint en rabâchant simplement de vains slogans. Encore moins en brandissant l’étendard de la souveraineté tout en demandant la charité.


  1. Pour plus de détails, voir les lois de finances 2022 et 2023. ↩︎