Entre 2022 et 2024, des descentes et poursuites effectuées par la police tunisienne ont entraîné la mort d’au moins dix personnes. Bien que celles-ci ne se trouvaient pas en situation de flagrant délit, comme le prouvent les enquêtes. En revanche, les familles des victimes en quête de justice, ont vu leurs espoirs brisés par les jugements rendus à l’encontre des policiers responsables du meurtre de leurs proches. Car, la plupart des affaires de meurtre ont été requalifiés en homicides involontaires.

Après chaque poursuite policière se soldant par une victime humaine, le souvenir de l’affaire qui a suscité une vive polémique en 2018 -la mort d’Omar Laabidi, surnommé «martyr des stades» – refait surface. Dans cette affaire, la justice avait conclu à un homicide involontaire. Depuis cet épisode, le scénario s’est répété, devenant presque une norme : chaque poursuite qui provoque la mort d’une personne se voit systématiquement qualifiée d’homicide involontaire.

Lois restées lettres mortes

Le décret n°240 du 16 mars 2023, portant approbation du Code de conduite des forces de sécurité intérieure relevant du ministère de l’Intérieur, stipule dans son article 20 :«Lors de l’exercice de leurs missions, les agents de sécurité intérieure n’ont recours à la force que dans les situations prévues par la loi. En cas de recours à la force, ils doivent respecter les principes de la légalité, de la nécessité et la proportionnalité et de recours à la démarche graduelle». L’article 26 du même code indique que les agents de sécurité ne peuvent procéder à des opérations de perquisition, en dehors des cas de flagrant délit, que sur mandats judiciaires explicites à cet effet, et conformément aux procédures prévues par la loi et les règlements en vigueur. Il est également précisé que lors des perquisitions, les agents de sécurité doivent préserver la dignité humaine ainsi que l’inviolabilité du domicile et de la propriété privée. Vraisemblablement, ces articles sont restés lettre morte, malgré l’entrée en vigueur du décret depuis plus d’un an. Pour preuve, en novembre dernier, la police a causé la mort de trois personnes au cours d’opérations de poursuite et de descentes. La plus récente a eu lieu le 26 novembre, lorsque la police a poursuivi un jeune trentenaire, Majdi Zorgati, originaire de la ville de M’saken. La poursuite a provoqué une collision entre un taxi et la moto de Majdi, entraînant sa mort. Dans cet accident mortel, les policiers n’ont pas assumé leur responsabilité. Seul le conducteur du taxi a été arrêté.

Moins d’un mois auparavant, dans la matinée du 2 octobre dernier, une brigade de la police de Kasserine avait fait une descente au domicile de Mokhtar Gharsalli, ancien employé du ministère de la Culture et retraité. L’irruption brutale des policiers, armés de matraques et de grenades lacrymogènes, a été fatale pour Gharsalli. Sa veuve, Amal, raconte à Nawaat les détails de ce qui s’est passé ce matin-là :

Ce matin-là était paisible, comme d’habitude. Les deux sœurs de mon mari sont venues, comme à leur habitude, prendre un café avec nous. Nous étions assis tranquillement à l’intérieur de la maison. Mais tout à coup, des policiers, armés de matraques et de grenades lacrymogènes, ont fait irruption dans notre salon. Mon mari, en état de choc, s’est levé pour leur demander la raison de cette descente brutale. L’un d’eux l’a admonesté et l’a violemment poussé. Cela a provoqué chez mon mari une violente crise de nausée. Sachant qu’il était diabétique. Puis, l’un des policiers s’est approché de lui et lui a dit :”Excuse-nous, oncle Mokhtar, nous nous sommes trompés de maison !” Puis ils l’ont laissé dans cet état, avant de quitter hâtivement la maison. Un voisin a appelé les secours, puis le poste de police, pour les informer que mon mari avait probablement fait une attaque. Un agent l’a interpellé d’un ton sarcastique : “Nous lui avons déjà dit que nous nous étions trompés de maison !”Mon mari est décédé sous le choc de cette descente. Depuis ce jour, ni moi ni mes sept enfants n’avons trouvé le sommeil. Deux agents ont été arrêtés le lendemain, mais ils ont été relâchés peu après. Et tous ceux qui ont participé à cette opération ont repris le travail comme si de rien n’était. Je me demandais alors où était la justice dont ils parlaient tant. Ils ont causé la mort de mon mari et sont toujours en liberté ! J’ai même subi des intimidations de leur part. L’un des agents, présent lors cette descente, m’a littéralement conseillée, pendant la confrontation, de me contenter de prier pour mon mari et de faire l’aumône en sa mémoire. Un autre policier m’a craché dessus devant le tribunal et a déchiré la photo de mon mari. J’ai porté plainte auprès du procureur de la République. Mais, celui-ci m’a froidement répondu que cracher ou déchirer une photo n’étaient pas des crimes. Il feignait d’ignorer que celui qui a commis ces actes était un policier, dont la mission est de protéger les citoyens, et non de les tuer et de menacer leurs familles, en usant de son pouvoir ou de sa proximité avec les tribunaux et les juges. J’attends la justice des tribunaux, mais si elle n’est pas rendue, la justice divine suffira.

Le 2 novembre, dans la ville de M’saken, des policiers ont tiré sur une personne décrite comme un «élément criminel», lors d’une descente visant à l’arrêter. Une balle dont la police a dit qu’elle l’a atteint au niveau de la cuisse, a causé son décès à l’hôpital.

L’épave de la voiture du jeune Amine Ayad, décédé dans la région de Chorban, à la suite d’une poursuite policière –Photos Nawaat

En matière de victimes des poursuites policières, le bilan de l’année précédente est quasiment similaire à celui de cette année. Ainsi, au début du mois de novembre de l’année dernière, une patrouille de police a lancé une poursuite contre un jeune originaire du gouvernorat de Gafsa pour des marchandises de contrebande en provenance d’Algérie. Cette poursuite a entraîné sa mort, et une enquête a été ouverte pour déterminer les causes de son décès. Quelques mois plus tôt, le 31 mars, une poursuite menée par un véhicule de la Garde nationale contre une voiture à bord de laquelle se trouvaient deux jeunes à Cherban, dans le gouvernorat de Mahdia, a causé la mort de l’un de ses passagers, Amin Ayad. Selon les témoignages, la voiture de la Garde nationale aurait harcelé celle d’Amin, voulant la contraindre à s’arrêter. Selon son ami qui se trouvait avec lui dans la voiture le jour de l’accident, Amin Ayad n’a pas pu maitriser la voiture pour s’arrêter, et par conséquent, le véhicule s’est renversé. Il ajoute que la voiture de la Garde nationale a quitté les lieux immédiatement après l’accident.

Un témoin oculaire a assisté à l’accident et essayé de rejoindre la voiture de la Garde nationale pour les alerter, avant d’appeler la Protection civile. Mais à ses dires, celle-ci a été empêchée d’intervenir par des éléments de la Garde nationale.

En 2022, deux jeunes ont perdu la vie à seulement deux mois d’intervalle, à la suite de poursuites policières : Karim Sayari et Malek Slimi. Accompagné d’un ami, ce dernier, âgé de 24 ans, est tombé dans un fossé, près des Jardins d’El Menzah. Il a sombré dans un coma qui a duré cinquante jours, et en est sorti complètement paralysé, avant de rendre l’âme en octobre 2022.

Le père de la victime Malek Slimi raconte aux journalistes de Nawaat l’histoire de la poursuite qui a provoqué la mort de son fils –Photos Nawaat

Le 15 juin 2022, la police a perquisitionné le domicile d’Omar Sassi, situé à Bab El Khadra dans la capitale, sans mandat judiciaire, suite à une plainte déposée par une personne en raison d’un différend. Omar était avec son frère, et tous les deux se sont enfuis en passant par les toits des immeubles mitoyens. Ahmed Sassi s’est réfugié chez son voisin handicapé. La police a lancé des gaz lacrymogènes dans l’appartement avant d’y faire irruption. Ahmed Sassi s’est tenu sur le balcon, menaçant de se jeter si les policiers s’approchaient de lui. Cependant, les agents n’ont pas pris au sérieux sa menace. Alors l’un d’entre eux a foncé sur lui pour tenter de l’attraper, ce qui a entraîné sa chute du balcon et sa mort.

Permis de tuer en toute impunité

L’instruction sur les cas des décès résultant de poursuites ou des perquisitions policières commence traditionnellement par l’ouverture d’une enquête par le ministère public sur les circonstances de l’incident. Une étape qui marque le début d’un long processus pour les familles des victimes qui cherchent justice. Or, ce processus aboutit souvent à des verdicts en faveur des coupables. Dans l’affaire du vieil homme, dont la maison a été perquisitionnée par la police à Kasserine, le ministère public a, le 18 novembre, inculpé neuf policiers pour meurtre avec préméditation et complicité. Deux d’entre eux ont été placés en détention, tandis que sept autres ont été laissés en liberté. Mais, finalement, après leur audition par le juge d’instruction le 19 novembre, les deux agents en détention ont été libérés. Ce scénario s’est répété dans la plupart des affaires où des policiers sont reconnus responsables de la mort de citoyens lors de poursuites ou de perquisitions. Il va sans dire que durant la phase d’enquête, la police exerce des pressions et des menaces à l’encontre des témoins oculaires.

Depuis plus de deux ans, la famille d’Omar Sassi attend la publication du rapport médico-légal pour appuyer la plainte qu’elle a déposée auprès de la troisième brigade anticriminalité de Ben Arous. Selon une source proche d’Avocats sans frontières, un témoin oculaire ayant filmé la poursuite, a été persécuté par la police. La même situation a été vécue par le jeune Rami Tayes, originaire de Jebeniana qui était avec son ami Oussama Laatar à bord d’une moto. Rami a passé deux ans en prison avant d’être libéré après avoir été condamné à huit ans de prison pour trafic de drogue. Sans qu’il n’y ait eu aucune saisie de stupéfiants. Il s’est avéré que cette condamnation est due à son témoignage contre les policiers qui l’avaient poursuivi avec son ami, le 23 décembre 2018, ce qui avait causé la mort d’Oussama Laatar et de graves blessures à Rami Tayes. Le rapport médico-légal a estimé les dommages à 3 %, avant qu’un contre-rapport ne fasse état de 45 % de dommages. Cinq agents ont été condamnés en première instance à cinq ans de prison dans cette affaire. Mais, après un pourvoi en cassation, chacun des agents a été condamné à six mois de prison avec sursis, l’accusation ayant été requalifiée en délit.

Najla Talbi, directrice du centre Sanad de l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT) en Tunisie, affirme que tous les cas de poursuites et de descentes de police tunisienne ayant entraîné des décès ont deux points communs : toutes les interventions de la police dans ces cas étaient caractérisées par l’arbitraire et un usage excessif et injustifié de la force. Qu’il s’agisse d’une poursuite ou d’une descente, l’intensité de l’intervention est disproportionnée par rapport à l’acte que la victime est soupçonnée d’avoir commis. Deuxième point : les victimes ou leurs familles n’obtiennent pas de jugements équitables, et le processus d’audition est particulièrement lent lorsque le suspect appartient au corps de la police, et rapide dans le cas où le suspect est un civil. Talbi poursuit :

Notre organisation a suivi les dossiers de plusieurs victimes de descentes ou de poursuites policières. Nous avons constaté que l’Etat n’assume pas ses responsabilités pour indemniser les familles des victimes. Nous avons notamment suivi le cas d’une victime de Sakiet Sidi Youssef, tuée par la Garde nationale sous prétexte qu’elle pratiquait de la contrebande. La victime a laissé sa femme et ses deux enfants sans soutien. Ses meurtriers, eux, ont bénéficié d’un non-lieu en appel en 2022. L’organisation a récemment saisi le tribunal administratif pour demander des dédommagements en faveur de la famille.

Les dossiers des victimes de violences policières restent souvent longtemps dans les tiroirs des tribunaux ou dans les bureaux de la police judiciaire. Bien que deux ans se soient écoulés depuis l’affaire, la justice n’a pas encore statué sur la mort suspecte du jeune Karim Sayari, originaire de Tinja, dans le gouvernorat de Bizerte. La police l’a poursuivi avant de l’arrêter et de le transférer au poste de permanence. Il a ensuite été conduit à l’hôpital où il est décédé dans des circonstances suspectes. La police a invoqué la raison habituelle dans de tels cas de décès suspects, à savoir qu’il avait avalé une substance stupéfiante, selon le ministère de l’Intérieur.

En mars 2022, la chambre d’accusation de la Cour d’appel de Tunis a décidé de libérer le chef du poste de police de Jayara (dans la région de Sidi Hassine) et de le maintenir en liberté provisoire. Cette décision est intervenue un mois après l’émission d’un mandat de dépôt à son encontre dans l’affaire du décès du jeune Ahmed Amara survenu le 8 juin 2021.Ce dernier est décédé à la suite d’une tentative d’arrestation, alors qu’il circulait à moto avec sa fiancée. Témoin directe de l’incident, celle-ci a déclaré que les policiers avaient agressé Ahmed avec une barre de fer au moment où il tentait de s’opposer à son arrestation. Quatre policiers, dont le chef de la brigade de police judiciaire, le chef du poste de police de Jayara et un autre prévenu civil, sont accusés d’homicide volontaire, de corruption et d’avoir forcé un témoin à faire un faux témoignage.

L’affaire d’Aymen Othmani, âgé de 19 ans, tué par les tirs de douaniers le 23 octobre 2018, quelques mois après la noyade d’Omar Laabidi a connu le même sort. Les agents avaient effectué une descente dans un entrepôt situé dans le quartier de Sidi Hassine, à Tunis. Selon des témoins oculaires, les douaniers ont tiré sur Aymen Othmani, qui est tombé inconscient, avant de le «rouer de coups» jusqu’à ce que mort s’ensuive. Le rapport médico-légal indique que le jeune homme avait été atteint de balles dans le dos et le haut de la jambe. Les douaniers seront inculpés d’homicide involontaire et condamnés à deux ans de prison avec sursis.

Il y a un adage qui dit : « C’est la fin qui compte ! » Or, dans tous les cas de décès résultant de descentes ou de poursuites policières, les fins ont été tragiques, laissant un goût d’amertume. Car toutes ces affaires se sont terminées par des peines de prison légères, la plupart avec sursis, doublées d’intimidation des témoins, comme dans l’affaire Omar Laabidi, où les témoins ont été poussés à fuir le pays clandestinement pour échapper au harcèlement policier. Le scénario macabre se répète ainsi dans l’affaire de l’ami de Malek Slimi, qui a également choisi de fuir. Histoire de sauver sa peau face à l’État policier.